-Je ne suis vraiment qu'une merde, une sale petite merde de rien du tout ! marmonne Alexandre à mi-voix.
Les doigts écarquillés, ses pieds reposent en tête de baignoire sur les robinets ouverts. La nuque s'appuie à l'opposé, au rebord d'émail blanc, et il tient sa bouche au ras de la mousse. Du coin de l'oeil, il peut apercevoir le trésor de sa femme. Une multitude de pots, tubes, flacons, petits ou grands, alignés savamment sur trois étagères.
La crème de jour côtoie celle de nuit, des ampoules pour l'éclat des yeux font pendant à d'autres contre les rides. Il y a aussi une batterie de masques gommant, régénérant, exfoliant, à l'usage du matin, du midi, du soir; des baumes embellisseurs, comme si elle en avait besoin; trois shampooings différents et des trucs inconnus pour l'homme ignare. Bref, le matériel classique nécessaire à l'équilibre d'une femme. Ou plus exactement, à l'équilibre de la femme du raté.
Car voilà ce qu'il est, un raté, une merde, une sous raclure de bidet, un vulgaire bide flasque flottant à la surface de l'eau. Une erreur de la nature, un résidu de coït interrompu mal enclenché. Même en appliquant sur sa peau tous ces produits de beauté, il ne pourrait cacher le profond dégoût que lui inspire son propre corps. Il se hait si fort qu'il préfère fermer les yeux sur cette terrible vision de lui-même. Ce qui ne sert à rien car sa tête bourdonne d'injures. Ses dents se serrent de rage, ses yeux fermés se plissent encore un peu plus. Et puis l'intérieur de son cerveau lui semble encore pire que la vision de son corps, alors il soulève à nouveau les paupières. La baignoire est au trois-quarts pleine. Cela fait trois fois qu'il change l'eau. A l'aide de ses doigts de pieds recroquevillés, il tente de fermer les deux robinets en même temps. Son pied droit est plus souple que le gauche, l'eau froide cesse de couler presque immédiatement. L'eau bouillante continue, elle, de se déverser dans le bain. Même un truc aussi simple que fermer un robinet avec ses doigts de pied, il est incapable de le réaliser.
-Mais c'est pas vrai, rage-t-il.
Son pied gauche ripe sur le robinet d'eau chaude, s'en va cogner contre le carrelage mauve protégeant le mur. Un nouveau juron fuse entre ses dents alors qu'un courant sous-marin ébouillante ses parties génitales. Malgré tout, il ne se résout pas à avancer le bras, la main. On a beau n'être qu'une merde, on est tout de même plus fort qu'un robinet.
Il frôle la crampe au petit doigt du pied gauche, s'aide du droit et finalement le robinet récalcitrant est maîtrisé. La température de l'eau du bain reste élevée mais supportable. Une seule petite goutte perle encore à intervalles réguliers du robinet argenté. Elle s'étire, chaque fois majestueuse, jusqu'à la rupture. Soudain détachée, elle traverse d'un trait l'épaisse couche de mousse bleue et produit un petit floc lors de son impact à la surface du bain.
Alex suit sa chute. Il perçoit sa solitude quand, après avoir été seule en apesanteur au-dessus du monde, elle se fond au sein de l'eau indifférente. Goutte pareille aux autres, anonyme goutte rejoignant ses semblables, sans signe distinctif, sans prise sur la vie. Comme lui.
Sauf qu'il n'est pas une goutte d'eau mais une sale petite merde tombée du trou du cul de Dieu, et qui, après avoir traversé le con de sa mère, s'est éclaté la gueule à la surface de la terre. Dans ce merdier ou un cancrelat ne reconnaîtrait pas ses petits.
Trois petits coups frappés à la porte brise sa torpeur. Alexandre déplace lentement son regard vers la porte verrouillée derrière laquelle se tient sa femme. Sur la peinture rose au-dessus du porte peignoirs, il a collé un poster de Coluche, il y a longtemps déjà. Sur le papier un peu jauni, le clown au nez rouge et au teint d'ivrogne le dévisage, narquois, la bouche en cul de poule. Au moins quand il vivait, l'Enfoiré, les grosses merdes se sentaient moins seules.
-Tu vas bien mon chéri ? Cela fait une heure que tu trempes, tu vas avoir la peau toute ridée.
-Oui, tout va bien, je me détends, ne t'en fais pas pour moi ! dit-il à voix haute, pour rassurer Marie Germaine.
Les parents de sa femme lui ont donné un prénom ridicule. Elle le porte néanmoins avec élégance, comme tout ce qu'elle porte d'ailleurs. Ses collègues infirmières se plaisent à dire qu'elle parviendrait à créer une nouvelle mode en s'habillant avec un sac à patate.
Des gens sont gâtés par la vie, d'autres non. Et puis d'autres ne savent pas, qui avancent sans se poser de questions, les veinards. Alexandre a créé d’autres catégories encore. Celle des gars qui veulent devenir les meilleurs sans en avoir les moyens. Celle des pleins de bonne volonté démunis de toute volonté. Celle des grosses merdes.
-As-tu été voir pour donner des cours d'alphabétisation ? Insiste Marie Germaine en s'adressant à la porte.
Alexandre détourne la tête vers le carrelage. Il déteste qu'on le dérange dans son bain, mais ces derniers temps il en prend deux par jour et s'éternise à chaque fois de longues heures dedans. Marie Germaine est donc contrainte à communiquer avec lui ainsi, au travers d'une porte fermée. Sinistre constat de mariage.
Le visage reflété par le carrelage révèle une fois de plus à Alexandre, s'il avait pu l'oublier, l'échec dont il est coutumier. Mais il n'oublie rien. Là se trouve son malheur. Les souvenirs de ses loupés s'accumulent en bloc dans son esprit. Dernier en date, pas plus tard qu'hier.
Le professeur agrégé qui l'a reçu était d'origine algérienne. Cela ne gênait pas Alexandre qui se força à paraître à l'aise. Il lui serra la main et s'assit sur la chaise qu'on lui désignait. Le prof lut devant lui sa lettre de candidature, en hochant la tête. Puis il le dévisagea, sourit comme par réflexe, et expliqua gentiment qu'il ne suffisait pas d'écrire des romans policiers pour pouvoir donner ce genre de cours. L'alphabétisation était un sujet grave, réclamant de réelles connaissances pédagogiques. Alexandre n'avait jamais été édité, ni jamais fait partie du milieu associatif ; des diplômes ou tout du moins des références sérieuses auraient été nécessaires pour qu'on puisse l'employer. Il argua de sa bonne volonté, dit qu'il fallait bien commencer un jour à venir en aide aux autres, qu'il s'en sentait capable. Il fut raccompagné à la porte sans avoir fait l'affaire. Même pour la gloire, il devenait de plus en plus dur de trouver du travail.
-Si vous tenez tant à rendre service, pourquoi n'iriez-vous pas donner un coup de main aux restaurants du coeur ? Lui avait lancé le prof au moment de le quitter.
Alexandre avait fait oui avec la tête, et l'autre s'était empressé de lui griffonner une adresse sur un petit bout de papier arraché à son calepin.
On frappe de nouveau à la porte de la salle de bain. Il imagine le beau visage de sa femme collé au battant, son souffle qui traverse le bois, les lèvres roses qu'il n'embrasse plus si souvent.
-S'il te plaît chéri, tu peux me répondre ?
-Ils sont au complet, peut-être auront-ils besoin de moi plus tard. Je suis le premier sur leur liste d'attente.
-C'est déjà bien, dit-elle.
Il l'entend ouvrir la penderie du couloir, farfouiller dedans et s'éloigner après l'avoir refermée. Elle doit être en train de s'habiller. Des gouttes de sueur lui coulent du front. La lassitude commence à envahir ses muscles. La tête rejetée vers l'arrière, la bouche légèrement entrouverte, il fixe le mur en face de lui. Au-dessus du lavabo se trouve son matériel de rasage. Ses yeux caressent le rasoir mécanique, le petit paquet en papier contenant les lames d'acier, la bombe de mousse au menthol, le baume après-rasage. Il ne s'est pas servi de son attirail depuis au moins une semaine. Les poils irritent la peau de ses joues. Sa barbe ne pousse pas régulière, elle forme par endroits des plaques bien noires et puis à d'autres semble inexistante, laissant des trous de peau imberbe, comme les clairières d'une forêt. Il a bien sûr conscience de la sale gueule que cela lui fait. Il a conscience de tout. Mais son visage reflète bien son état d'esprit. Celui d'une merde inintéressante. Une toute, toute, toute petite merde.
Après sa rencontre avec le professeur, il a poussé jusqu'à l'antenne des restos du coeur. Arrivé devant le hangar, il a vu la queue qui attendait la distribution de nourriture et s'est immédiatement identifié à ces gens patientant dans le froid et le vent. Son appartenance à ce groupe était évidente, même si la plupart des personnes présentait mieux que lui. Mais ils étaient exclus ça se sentait. Pendant une heure il fit la queue avec eux mais au moment d'entrer dans le bâtiment, il s'éclipsa et partit traîner en ville le reste de l'après-midi.
Ce soir là en rentrant du travail, Marie Germaine l’avait découvert au lit, dormant à poings fermés. Enfin, c'est ce qu'il souhaitait lui faire croire. Elle essaya de le réveiller pour qu'il dîne avec elle, mais il ronchonna et ne mangea pas ce soir là, comme cela lui arrivait de plus en plus fréquemment depuis qu'il avait perdu son emploi, huit mois auparavant. Cela lui évitait d'avoir à croiser son regard.
Il n'était qu'un lâche incapable de regarder droit dans les yeux la femme qui l'aimait. Il avait bien trop peur qu'elle ne se rende compte de ce qu'il était réellement; un mec sans force, sans aucun pouvoir de réaction, sans couilles, une merde quoi. Ce matin il était sorti avant qu'elle ne se réveille et s'était envoyé deux verres de mauvais rosé dans le premier bar venu. Le liquide n'avait même pas le goût du vin. Mais comme lui-même n'avait plus goût à rien, il ne s'en offusqua guère. Plus tard, alors qu'il déambulait dans la rue piétonne, une femme aux cheveux teints en gris bleu lui avait tendu un tract. Une invitation aux Thés Dansants qu'organisait un club du troisième âge. Tenue correcte exigée. Il s'était planté devant la vitre d'un restaurant Fast-food pour contempler son reflet. Il n'avait que trente-cinq ans. Il retourna rendre le tract à la femme.
-Ce n'est pas pour moi, trop jeune, lui dit-il.
-Ah bon ? Vous savez, on se fait des relations dans ce genre d'endroits.
Malgré le maquillage tartiné en couche épaisse, il put tout de même remarquer l'air avide de la femme. Elle le dévisageait goulûment, comme s'il était soudain devenu éclair au chocolat.
-Salope, dit-il en s'éloignant.
Dans son dos, elle répliqua "vieux con".
Con d'accord, mais vieux !
De toute façon, rencontrer des gens lui semblait devenu impossible. Il ne savait plus parler, faute d'avoir à qui parler. Après son licenciement, il était resté seul dans l'appartement pendant de longues semaines, sans presque sortir, ou juste pour quelques courses, le journal, les cigarettes, de quoi manger. Il avait envoyé des dizaines de lettres en réponse à de petites annonces de boulot, avait reçu en retour trois réponses, toutes négatives. Son profil n'intéressait pas les patrons. Qu'est-ce qu'il avait son profil ? Pourquoi les employeurs n'osaient-ils pas avouer la vérité ? D'autres plus jeunes, plus diplômés que lui, faisaient les cent pas devant toutes les boîtes de la région, il n'était qu'une petite merde insignifiante, voilà tout.
Alors, il s'était lancé dans l'écriture d'un roman, un rêve de jeunesse. A corps perdu, comme un noyé se jette sur une bouée en espérant ainsi vaincre la tempête qui l'entourait. Il y avait passé quinze heures par jour. Il y avait cru, s'était défoncé, avait failli dix fois déchirer ses épreuves, avait douté le matin pour s'enthousiasmer le soir quand la nuit envahissait le monde et qu'il était seul dans tout l'univers à être réveillé et à comprendre la signification de la vie. Il essuya neuf refus polis mais définitifs sur dix tentatives pour placer son manuscrit. Comme pour le boulot, son texte ne correspondait pas aux profils des textes recherchés par les éditeurs. Le dixième ne daigna même pas lui répondre. Il cessa d'envoyer son roman à lire.
Depuis il n'avait plus rien écrit. A quoi bon écrire quand cela n'intéresse personne ? Quel message pouvait-il faire passer à l'humanité quand lui-même se considérait comme une merde ? Une sale petite merde. Et de surcroît, une vieille merde maintenant.
-Chéri, je vais chercher le courrier.
Il ne répond pas. Il sait qu'elle va attendre sa réponse une ou deux secondes, hausser les épaules et puis s'éloigner. Même à elle il ne sait plus quoi dire. Elle le regarde traîner la plupart du temps en pyjama dans la maison, et quand elle parvient, à force d'insistance, à croiser son regard, elle lui dit systématiquement :
-Tu vas y arriver, aie confiance, je crois en toi. Je t'aime.
Il détourne alors le visage, à deux doigts de fondre en larmes. Il hait ces moments, cet amour qu'elle lui témoigne. Il ne mérite pas la pitié qu'il lui inspire. Car même si elle s'en défend, c'est bien de la pitié qu'elle éprouve à son égard, de cela il est persuadé. Elle le couve tant, comme un enfant, sans jamais s'énerver après lui.
Une fois seulement elle l'a engueulé. Il s'en souvient parfaitement malgré l'état lamentable dans lequel il se trouvait. Ce jour là il était tellement ivre qu'il avait vomi sur la moquette et l'avait traitée de connasse quand elle l'avait plaint. Elle avait failli le gifler, s'était retenue difficilement puis avait débarrassé le placard des bouteilles de vin bon marché qui l'encombraient. Elle les avait toutes vidées dans l'évier sans sourciller et sommé Alexandre de cesser de boire ou bien elle s'en irait.
Trois jours durant il parvint à s'abstenir. Il se rasa à nouveau et chercha une formation payée par l'état. L'affaire était presque conclue quand on lui annonça qu'il n'avait pas été retenu dans les seize admissibles. Il était arrivé en dix-septième position aux tests de qualification. Les autres avaient le Bac, pas lui, la différence se situait à ce niveau. Il s'était remis à boire en cachette. Une merde inculte, voilà ce qu'il était. Quand il avait quitté le lycée il était Baba cool. Il croyait en la possibilité de changer le monde afin de le rendre plus libre, plus juste, sans pour autant savoir comment procéder à ce changement. A force de bonne volonté, pensait-il, on y arriverait. Les bonnes volontés n'avaient pas suffi. Le monde avait changé, mais en pire. L'espoir était devenu effroi, l'avenir, nuit obscure. Pour retrouver son chemin, il fallait abattre des montagnes, lutter contre des monstres bureaucratiques, s'avilir en permanence. Alexandre n'y arrivait pas. Il s'était repu de l'idée que, n'ayant pas demandé à naître, la société lui devait bien quelque chose, avant de s'apercevoir que les autres non plus n'avaient pas demandé à naître. Et pourtant, eux avançaient et s'accommodaient de la réalité. Y avait il un autre choix ? Pour survivre, il accepta des petits boulots éreintant qui lui brisèrent le dos quand enfin, un jour, la chance lui sourit. Il rencontra Marie Germaine. Ils se marièrent aussitôt. Il se casa alors dans une petite société de transport, y fit son trou, grimpa quelques échelons, finit par se rendre au travail en costume cravate. Il se sentait puissant. Puis un jour, quelques mois plus tôt, après sept ans de bons et loyaux services il cessa d'être indispensable et retourna à son statut d'erreur de la nature.
Il n'avait plus la force de lutter. Dans ce monde où chacun devait piétiner l'autre avant de trouver sa place, il ne possédait pas les chaussures adéquates.
Ses muscles sont devenus mous à présent et le sommeil l'envahit. Les bulles bleues du bain moussant ont depuis longtemps disparu pour laisser place à une eau rougeoyante, sale et huileuse. Il a pris la bonne décision et se sent bien pour la première fois depuis une éternité, calme et détendu dans son état de merde. Il s'accepte enfin tel qu'il est. Un léger sourire barre son visage, même ses yeux fermés semblent rire. Il entend comme venant du bout du monde la porte d'entrée claquer, puis les pas de Marie Germaine s'approcher très vite de la porte de la salle de bain. Elle crie plus qu'elle ne parle en tentant d'ouvrir la porte verrouillée.
-Alex, mon chéri, c'est formidable, tu as reçu une lettre du dixième éditeur, il veut te rencontrer pour discuter d'un contrat. Chéri, s'il te plait !
Alexandre ouvre les yeux lentement. Il voit la clenche s'agiter frénétiquement.
Se redresser, sortir de la baignoire et ouvrir à sa femme adorée, lire la lettre, oublier qu'il n'était qu'une grosse merde deux secondes auparavant, reprendre espoir, la vie paraît si merveilleuse, si pleine d'imprévus, le soleil brille certainement dehors, l'air ce matin était froid mais vif, un temps revigorant, il faut sortir du bain.
Mais le corps d'Alexandre ne lui obéit plus.
-Enfonce cette porte, cherche-t-il à hurler à sa femme.
Aucun son ne franchit ses lèvres. Sa langue est bien trop fatiguée. Son visage a pris la couleur ivoire de la baignoire, ses doigts qui tentent d'agripper les rebords sont déjà tout bleus, ses poignets tailladés ne laissent plus filer que de minuscules rigoles de sang.
Marie Germaine tambourine à présent des deux poings contre le bois, en le suppliant d'ouvrir.
Alexandre dit doucement "je t'aime" puis il fixe la dernière goutte échappée du robinet, qui s'allonge, unique et démesurée, avant de rejoindre l'anonymat.
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mardi 1 janvier 2008
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