mardi 3 juillet 2007

FINALE (nouvelle écrite à mes débuts 1994)

FINALE

Survolée par des nuées de moustiques, la "bourreuse" de voies ferrées paresse, immobile. Elle laisse échapper de ses flancs un brouillard de chaleur qui file vers le soleil implacable de Camargue, comme un rideau trouble brouillant le paysage alentour. C'est une étrange machine aux trois parties distinctes, posée sur les rails tel un insecte monstrueux. A la tête, le poste de commandement est surélevé et étend ses palpeurs vers l'avant comme des antennes monstrueuses. En guise de thorax, sa coque transparente orientée vers le sol abrite la guérite de l'apprenti. Sa queue en forme d'abdomen bardée de capteurs électroniques, reliée au reste grâce à une mince tige de métal, regorge d'outils.
En tout quinze mètres de tôle et d'acier, peints d'un jaune criard, posés sur la nouvelle voie ferrée, entre Port Saint-Louis et Arles. Fanons du diable, trente-deux pioches de fonte, à présent relevées, menacent le ballast sous son ventre métallique.
La bourreuse suinte de partout l'huile noire giclée de ses durites éclatées, luisante et grasse comme une mama italienne. Inutilisable, elle attend sagement.
Elle attend que l'on répare son système hydraulique, que ses cinquante tonnes d'acier, de câbles et d'électronique puissent à nouveau mettre de niveau les rails sur lesquels elle repose.
Perdus dans le désert marécageux qui les entoure, harcelés par les insectes avides de leur sang, deux hommes visiblement pressés s'activent autour de sa carapace.

Ce soir, la France joue contre l'Allemagne la demi-finale de la coupe du monde de football. Dans deux heures l'historique retransmission télévisée commence en direct d'Espagne.
Le chef Marcel, moustache frémissante sur mégot maïs éteint, ne semble pas trop inquiet pourtant. Il pourra toujours se réfugier dans son baraquement sophistiqué où trône une superbe télé géante. Et puis il s'en moque un peu de ne pas assister à la rencontre, de toute façon il préfère le rugby.
Pour Louis, l'apprenti, le coup est rude, il ne dispose pas des mêmes facilités. Quand on débute dans le métier de bourreur on n'a pas de wagon aménagé comme celui de Marcel. Nerveux, il tourne en rond autour de son chef. Depuis une semaine qu'il attend cette soirée, la machine tombe en panne justement aujourd'hui.
Enfin ce n'est pas exactement une panne, mais une fausse manoeuvre à laquelle il n'est pas étranger. Il a planté les pioches vibreuses droit dans l'aiguillage de la voie ferrée toute neuve. Le balast versé par les agents de la SNCF, trop abondant, lui a caché la vérité pendant trois secondes. La pression des chassis, deux tonnes chacun, a fait le reste alors qu'il insistait du pied sur la commande de descente des pioches. Celles-ci n'ont pas voulues s'enfoncer, et pour cause, l'aiguillage se trouvait juste en-dessous. Sous la terrible pression, les conduites hydrauliques de la machine ont fini par exploser.
Le pilote qui surveillait la manoeuvre part à l'instant pour l'hôpital, brulé au troizième degré. Se tordant frénétiquement en tous sens, un des tuyaux a frappé l'homme du rail par surprise, au beau milieu des omoplates avant d'aperger la terre craquelée et desséchée d'une visqueuse substance vite bue par l'assoiffée.
-Va me chercher la clé de vingt et la rallonge.
L'ordre sort de sous le ventre de la bourreuse, aboyé. L'apprenti serre les dents et se dirige vers la remorque. Il grimpe dessus et ouvre le gros coffre à outils métallique. Il farfouille dedans.
Vingt ans, une femme, un gosse. Pas le choix ; il doit supporter d'être loin de chez lui six jours sur sept, de dormir dans un baraquement sommaire posé sur une plate-forme de wagon, dans une arrière gare. Il doit accepter de se réveiller en sueur toutes les nuits, l'impression collé aux tripes de se faire écraser par le train de marchandise; celui qui passe à toute allure à deux heures du matin, sur la voie de l'autre côté du quai. Et surtout le plus dur, il doit supporter le ton de maître à esclave qu'emploie le chef à son encontre.
Le courant ne passe pas entre eux. Depuis quinze jours, ils n'ont pas échangé deux mots d'affilée, sauf ceux en rapport avec le travail. Le coffre refermé, Louis saute à terre. D'un pointu de sa chaussure de sécurité, il expédie une pierre par-dessus le talus. Depuis tout gamin, Louis ne rêve que de devenir footballeur. Pas mauvais joueur, personne pourtant ne l'a remarqué, pas même un club amateur. Alors il a participé à la course pour l'emploi. Mais le boulot court vite et lui pas assez. Il a du se rabattre sur les agences d'intérim. Finalement, on lui a proposé ce job précaire.
En déplacement, son seul plaisir consiste à regarder les matches de foot sur les téléviseurs, au fond des cafés. Ce soir, le plus important de sa vie de téléspectateur, il sent qu'il ne verra pas Platini et les autres, et ça, ça le rend triste. Triste à mourir.
Il tend à Marcel la clé et le tube de métal. Le chef, couché sous la machine, empoigne les outils en aveugle. Il gueule presque aussitôt.
-Putain, mais t'es con ou quoi, j't'ai demandé la clé de vingt, celle-là c'est la clé de dix-huit.
La clé s'envole dans l'air pour atterrir dans les cailloux. Louis se penche vers le sol.
-Ecoutez chef, on ne pourrait pas réparer demain ? Vous savez, ce soir il y a le match.
-Tu peux faire une croix dessus, on en a jusqu'à dix heures au moins. T'avais qu'à faire attention.
Louis ne peut que regarder son chef fixement. Et la fatigue, il connaît pas, le Marcel ? Cela fait douze heures qu'ils bossent comme des sauvages.
-Mais...
-Ecoute, tu fais comme tu veux mon gars. Des mecs qui veulent bosser...
Le jeune apprenti se passe la main dans les cheveux. Ce refrain, il l'a déjà entendu. Pas besoin d'écouter la suite du discours qui va se perdre dans les genêts en fleurs. Un léger gloussement remonte d'une durite, une bulle d'air éclate à son extrémité comme pour narguer...

La nuit ne parvient pas à tomber. Louis n'est d'aucune utilité, sauf pour passer les outils ; et encore. Debout dans la chaleur moite, il attend les instructions du chef toujours allongé sous la bourreuse. Regard à sa montre. Coup d'envoi : vingt-heures-trente, dans dix minutes. Les vivats des spectateurs massés sur les gradins du stade, grondent dans son ventre. Plus vite, voudrait-il dire à Marcel. Mais celui-ci ne fait que tendre une nouvelle fois la main.
-La clé à molette ! Et te gourres pas.
L'enfoiré, on dirait qu'il éprouve un malin plaisir à retenir Louis, là, dans la chaleur de cette soirée méridionale, les bras ballants, le sang bouilli, la haine naissante. Il suffirait pourtant qu'il dise: "on finira demain", et il bénéficierait de la gratitude éternelle du gamin. Louis accepterait même de faire quinze heures d'affilée dès le lendemain si Marcel le désirait.
Huit heures et demie. Les équipes entrent sur le terrain, saluées par les hymnes. Les étendarts fleurissent, la France retient son souffle. Louis a les oreilles qui bourdonnent, les yeux dans le vague.
Au loin un vol de flamands se mêle au rose du jour déclinant...

-Bon, ça devrait tenir.
Le chef s'extirpe de sous le ventre du monstre. Un large sourire s'épanouit sur les traits du jeune machiniste. Avec un peu de chance, il trouvera une voiture pour le conduire à Berre. Il ne loupera pas grand-chose du match, tout au plus dix, quinze minutes. Le patron du Café du Commerce a installé un récepteur dans la salle de restaurant. Louis s'y imagine déjà, hurlant avec les autres ouvriers déracinés: Arabes, Portuguais, Français, tous unis devant le miracle du petit écran.
-Allez la France! Le cri lui a échappé. Le chef le regarde droit dans les yeux.
-Dans une heure, si tu bosses bien, on aura rattrapé le retard.
-Hein ? On retourne bourrer ?
-Fais pas cette tête, tu crois que le patron de Lambert nous paye pour quoi ? Pour casser la machine comme aujourd’hui ? Allez allume les projos !
Louis baisse la tête, les yeux lui piquent. Il remonte dans sa cabine, s'installe rapidement à son poste et branche les puissants projecteurs. Des visions cathodiques chaotiques l'accompagnent à chaque mouvement. Il rumine les appels de balle, les tacles glissés, les plongeons du gardien de but. Jamais il n'a travaillé aussi rapidement, les parois métalliques de la bourreuse en tremblent. Pédale de gauche, l'avance, une impulsion, il relache et appuie simultanément sur la pédale de droite. Les châssis placés de part et d'autre de la voie ferrée plongent vers le sol.
Par la vitre de sa petite cabine surchauffée, il observe les pioches luisantes qui s'enfoncent dans le ballast et pénétrent le mince espace séparant les traverses en béton. Cinquante centimètres dans lesquels il doit se faufiler.
La poussière monte, épaisse et jaune. Les rails, lignes de touches, apparaissent tout noirs dans le blanc des graviers, la quille de cailloux vibrée, la voie se met en place. Nouvelle avancée, pioches en mouvement, arrêt brutal au contact des pierres, redémarrage dans la foulée. Concentration extrême. Plus le droit à l'erreur, à la moindre faute, au plus petit coup franc. Les pieds de Louis s'abaissent et se relèvent à une cadence infernale. Son précédent record comptabilisait sept-cent mètres de voie travaillée en une heure. Il en bourre mille ce soir.
La seconde mi-temps est à peine entamée. Il en verra une bonne demi-heure, mieux que rien !
A travers la sueur qui l'inonde, il aperçoit le chef tout sourire dans la cabine de commandement à l'autre bout. Le micro crachotte :
-Bah dis donc, t'avais le feu au cul. Allez, y-a plus qu'à laver la machine. Prends un seau et remplit le de fuel, on va nettoyer au pinceau.
-Mais c'est pas vrai Marcel, vous le faites exprès.
-Qu'est-ce que tu veux ? Demain la bourreuse sera inlavable.
Louis écrase un moustique sur son bras, une minuscule fleur de sang s'épanouit entre ses poils. Que faire sinon obéir ? Marcel est comme un sélectionneur de foot, il décide qui joue et qui ne joue pas. Pendant sa période d'essai, Louis doit faire ses preuves. Il ravale sa rage. Surtout ne pas penser, ne pas imaginer les cages et les filets qui tremblent, les gens qui hurlent leur joie, ne pas voir toute cette craie blanche qui délimite le terrain, l'espoir d'un autre monde.

Le moindre détail de la machine est briqué, dilué dans les vapeurs nocives, rincé. Comme d'habitude après ce travail, Louis empeste ; la dernière fois l'odeur d'essence l'a poursuivi pendant une semaine. L'horreur. Enfin c'est terminé. Vingt-trois heures trente, rapé pour le foot. Là-bas, c'est le temps des massages. D'un côté des joueurs aux visages ouverts, de l'autre des échines courbées, celles des Bleus ?
Marcel et Louis rentrent au bivouac situé deux kilomètres avant Berre, sans un mot prononcé entre eux. Louis conduit la machine sur la voie. Il n'en a pas le droit mais c'est comme ça, et puis le pilote ne se trouve plus là pour le contrôler.
Il pousse le moteur à fond, passe les vitesses nerveusement, les passages à niveau sont à peine descendus quand il les dépasse. Le dépôt est vite atteint, la machine garée.
Louis descend au ralenti l'escalier métallique. Le chef l'a suivi, juste après avoir fermé les portes à clé, avant de rejoindre son wagon aménagé, à l'autre bout du quai. Il y a même une douche à l'intérieur de son logement et des rideaux aux fenêtres. L'apprenti, lui, va se laver au robinet dans la cour de la gare désertée, à la lueur de sa lampe de poche. Une porte s'ouvre sur la nuit, à quelques mètres de lui. La cuisine du vieux José, le responsable du dépôt. Sur le perron, dans le carré de lumière jaune, l'homme crie :
-Louis, eh Louis ! Quand tu auras fini, viens donc voir le match. J'ai appris que vous aviez des ennuis alors je l'ai enregistré au magnétoscope. De toute façon, ma femme voulait regarder les variétés et puis je me suis dit que ça te ferait plaisir.
Miracle, José, tel un ange du ballon rond, a attendu Louis. L'espoir, la vie, le plaisir, l'amour.

Vite remonté dans son baraquement en plastique, Louis, encore mouillé, se change en vitesse. Tout joyeux, il jette ses fringues sur le sol de lino, attrape dans le vestiaire en ferraille, unique meuble en dehors du lit, un pantalon et un tee shirt propres ; il esquisse trois pas de danse et prend dans son sac une bouteille de vin blanc que son beau-père lui a offert. Du Castillane au goût poivré. Il la donnera à José.
Fumant à sa fenêtre, Marcel le voit sortir.
-T'as rien loupé, dit-il, les français ont perdu aux pénaltys après prolongation, je l'ai entendu à la radio. Allez bonne nuit!
La cigarette du chef explose sur le sol, Louis reste un long moment à regarder s'éteindre le bout rougi qui s'efface dans la pénombre. Les bras ballants il pleure ou rit, peut-être les deux à la fois. Secoué de hoquets, son corps tressaute sans retenue. En deux pas il est de retour à l'intérieur du baraquement et ouvre la bouteille de vin qu'il boit entièrement en deux minutes, à même le goulot, la tête rejetée en arrière, les jambes écartées. Seul au milieu de son logement sordide, la misère gagne sa nuque et y creuse des rides de vieillesse. Tout à coup il se sent vieux, très vieux, son dos se courbe. Il crache au sol, ouvre une autre bouteille, lui réserve un même sort. Puis, tout doucement, il extrait de son portefeuille une photo qu'il embrasse avant de fondre en larmes.

Les yeux écarquillés, il s'est redressé dans son lit, trempé par la peur. Le sommier grince, les parois vibrent. Tacatac, tacatac, le marchandise de 2 heures l'a réveillé comme chaque nuit. Louis sort de son sac de couchage. Bousculée d'un pied nu, une bouteille vide roule dans un coin.
Tapie dans la nuit, remisée à l'autre bout de la gare, la bête malfaisante dort. Guidé par son odeur, Louis se dirige lentement vers elle. Le jerrican de fuel pèse au bout de son bras mais il a tôt fait de le vider. Il craque une allumette, s'apprête à la lancer sur la machine, hésite. Ah quoi bon ?
Dans la nuit peuplée de grillons, une silhouette titubante regagne son baraquement minable. Tel un grondement s'élevant vers le ciel étoilé, les pleurs des supporters accompagnent la marche de l'apprenti.

T. Gatinet le 24 avril 1994

Cliquez ici pour revenir au site

Aucun commentaire: