C'était comme un champ où pousserait la boue, un lac flasque et gris de terre en eau. Un gris de ciel triste, un gros gris comme un coeur de perdant.
On était dimanche après-midi. Depuis trois jours, la pluie battait son plein au-dessus de la Fête de l'Humanité. Un sale temps, comme d'habitude. Dieu n'aime pas les communistes.
Assis au bar de la Fédération de Vendée, Patrick pouvait apercevoir de l'autre côté de l'allée, la faucille et le marteau en polystyrène qui trônaient fièrement en haut d'un mat, devant le stand de la Roche sur Yon, comme une invite. Une langue de terre liquide, large d'une dizaine de mètres le séparait du baraquement de toile. Les voitures ravitailleuses qui s'y aventuraient projetaient sur les côtés de grosses vagues, comme des hors-bords.
Patrick les regardait passer d'un oeil morne. Il se moquait bien de la gadoue. " L'Huma " était depuis toujours son seul plaisir de l'année, l'écorce qui le protégeait des atteintes de l'âge. Il y buvait sec, y chantait faux, gueulait fort avec les autres et mangeait beaucoup, et riche. Même si sa vie s'en était allée en copeaux, il avait tenu à être présent cette année encore. Seul, comme d'habitude.
Sa femme avait préféré rester à la maison. Elle n'aimait pas le voir se noyer sous les trombes d'eau et d'alcool, sous les flots d'une boue réparatrice. Ca l'arrangeait, croyez bien. Déambulant au milieu de la foule, il aimait à se sentir abandonné de tous, triste et mélancolique. C'était son truc la mélancolie. Ca ne l'empêchait pas de s'amuser, bien au contraire. Pourtant cette année il avait moins bu, moins écouté de musique, moins plané au contact de ses semblables, ceux aux pieds crottés aussi gris que les siens, aux empreintes aussi vite effacées. La pluie avait fini par tout bouffer, la boue par tout coller.
Il commanda un nouveau verre d'Armagnac. Le gars qui le servit s'appuya au comptoir. Il avait la moustache en balai brosse, le béret noir vissé sur le crâne et portait un tee-shirt réclamant la libération de Mumia Abu Jamal. Son ventre rebondi inonda le zinc. Patrick baissa la tête sur son verre. Il aurait voulu pleurer, s'il avait su. Il tira de sa poche la dernière édition du Journal du Dimanche. Le titre s'étalait sur la première page, comme un faire part de deuil :
" SERIE NOIRE A L'HUMA ".
Moustache s'interposa entre ses yeux et le titre.
-C'est pas gai, dit-il en montrant le journal.
Patrick répondit quelque chose qui fut noyé sous les flonflons s'échappant des hauts parleurs. Au-dessus du parc régnait une rumeur lancée à fond. Il plia son journal et le rangea dans la poche de son blouson. Puis il siffla d'un trait le liquide ambré, paya et se leva.
-Salut camarade, cria Moustache dans son dos, et bonne fête.
Patrick traversait déjà l'avenue du Cher. Comme le reste de la France, le Centre avait les pieds dans l'eau. Encapuchonnés dans des sacs plastiques débarrassés des prospectus du Secours Populaire, ceux de Patrick s'enfonçaient jusqu'à la cheville au coeur de la boue. Néanmoins il parcourut assez rapidement les quelques mètres qui le séparait du stand de la Roche sur Yon.
Une fois franchi le seuil, on était saisi par l'odeur de beurre d'ail. La cuisine était invisible mais il y avait un comptoir sur la droite, une table avec un bureau d'inscription du Parti sur la gauche et dans le fond, de grands plateaux de bois dressés sur des tréteaux, pour le repas du soir. A l'abri sous un auvent, un groupe de jeunes chantait à tue tête l'air du Chiffon Rouge, la mine cramoisie de plaisir et de vin.
Patrick s'assit en bout de table et crocha le premier bras qui se présentait. Il fit mine de chanter. Sa bouche s'ouvrait en play-back tandis que ses yeux se fixaient sur le verre de bière placé devant lui. De sa main libre il l'attrapa et le but cul sec.
-Hé camarade ! C'est mon verre que tu bois.
La fille était jolie, l'air pas vraiment fâché.
-Excuse, j'avais soif. Je vais t'en chercher un autre.
Il revint alors que les poings se brandissaient pour une somptueuse et râpeuse Internationale. La pluie en tambour sur la bâche protectrice rythmait en choeur le chant. Patrick déposa le verre plein devant la fille, s'essaya à un sourire crispé, puis il s'éloigna. Deux gendarmes en uniforme, les seuls qu'il eut jamais vu au milieu de la fête, bloquaient la sortie. Leurs regards inquisiteurs parcouraient les lieux. Un autre, en civil, discutait avec le chef de cellule. Patrick prit froid tout à coup. Il rebroussa chemin et s'assit à nouveau à côté de la fille. Elle portait le verre à ses lèvres. Il la bouscula rudement. Le verre tomba, le liquide éclaboussa la table.
-Faut vraiment pas t'emmerder. Tu me bois mon verre, tu m'en payes un autre et puis tu me le fais renverser. Mais t'es pas clair comme mec !
Patrick prit un air gêné. Son visage à la peau tendue semblait s'excuser. Il avait un visage doux malgré son âge. La fille haussa les épaules et se remit à chanter. Derrière les palissades aux planches disjointes on devinait les arbres du parc et leurs troncs noircis d'urine. Plus loin il y avait la route, la banlieue, la cité, et l'appartement de Patrick. Sa femme allongée par terre, le verre à moutarde échappé de sa main, et la tâche du liquide renversé sur la moquette. Depuis vendredi tout avait du sécher.
Le dos de Patrick se mit à le démanger. Il serra la fiole dans sa poche. Elle était à moitié vide, ou à moitié pleine, cela dépendrait du temps qu'il lui restait. La fille à ses côtés était vraiment jolie. Trop peut-être, et trop aimable. Il aurait voulu qu'elle soit laide, désagréable, dure comme une pierre. Il aurait préféré qu'elle ressemble aux autres.
Son dos le cuisait à présent. Il tourna lentement la tête derrière lui. Les gendarmes avaient disparu. Il sortit à nouveau son journal. Le papier était froissé, usé avant l'heure d'avoir été lu et relu, plié, déplié et replié. Il s'ouvrit comme un coeur malade.
" Série Noire à l'Huma. L'avenue du Cher victime d'empoissonnements inexpliqués. Trois personnes à l'hôpital, une à la morgue ".
Toutes anonymes, en fête jusqu'à la mort. Patrick rangea la feuille de chou.
Malgré les mauvaises nouvelles, les stands de l'avenue ne désemplissaient pas. Comme si les visiteurs rejetaient la mort de la même manière que la boue collant à leurs chausses; avec de grands mouvements de jambes ou en tapant leurs semelles aux poteaux électriques. On pataugeait dans les flaques et la vie continuait.
Dehors, les regards brillaient à la lueur des stands, comme à la parade. Combien étaient d'accord avec les idées placardées aux frontons des baraques ? Luttons contre le chômage, Faire face au patronat, Libérez nos camarades emprisonnés, Algérie, Cuba, même combat, le Che en poster géant pour dix francs, faux décors de cinéma pour vrais espoirs déçus, une mer de boue pour un monde en folie, le combat continue, continue, continue.
-Ca va pas ? demanda la fille.
Patrick décrocha les doigts du plateau de bois. Ses articulations étaient blanches. La fille souriait légèrement, l'air inquiet. Les yeux de Patrick prirent une teinte sombre pareille au ciel qui, sur leurs têtes, pleurait à s'en rompre l'horizon.
-Ma femme, articula-t-il péniblement.
-Hein, qu'est-ce que tu dis ?
Elle avait approché son visage du sien. Elle sentait bon un parfum de fleurs que troublait à peine l'odeur de houblon. Sa femme avait porté le même. C'était il y a longtemps. Si longtemps qu'il ne parvenait plus à se souvenir du nom des fleurs.
-Je t'aime, dit-il à l'oreille de la fille.
Elle ne rit pas mais parut étonnée.
-Toi, tu as un problème camarade. Viens, on va parler.
Elle fit passer ses jambes par-dessus le banc de bois, adressa un signe rassurant à ses amis toujours en train de beugler et l'entraîna sous les gouttes. La main fermement emprisonnée par les doigts de la fille, il se laissa guider. Il ne regardait que ses bottes en caoutchouc vert. Elles faisaient splash splash dans le sol mais leurs traces se refermaient aussitôt passé. La boue était la plus forte.
-Tu peux me parler, tu sais, j'aime bien aider.
Ils étaient assis, un peu isolés, à l'abri de l'énorme chapiteau du journal " La Vie Ouvrière ". Le secrétaire général de la C.G.T. signait là son livre écrit pour les cent ans du syndicat. Partout autour fleurissaient les bouteilles de champagne comme autant de slogans pétillants mélangés aux jurons des gens mal équipés dont la pluie trempait les chaussettes. Au travers d'une échancrure dans le chapiteau, Patrick vit passer sa femme sur l'avenue de boue éphémère. Elle était nue et son corps laiteux taché de gouttelettes brunes tranchait la grisaille environnante d'un grand coup de sécateur. Elle se mêla aux autres promeneurs et s'évanouit dans la foule.
-Tu m'écoutes, dis ?
-Je vais bien, ne t'en fais pas. Tu veux du champagne ?
-Ah ça on peut dire que t'es un drôle de type, dit la fille en secouant la tête.
-J'ai envie de faire pipi, annonça-t-elle après la troisième coupe.
La serveuse lui indiqua comment profiter des toilettes des exposants pour lui éviter de parcourir cents mètres dans la glaise spongieuse. Elle disparut derrière la tente.
Sa femme avait disparu elle aussi. C'est elle qui s'était procuré le flacon pour en finir avec la maladie. Patrick aurait du en verser tout le contenu comme elle le lui avait demandé. Pour être certaine avait-elle dit. Mais un quart avait largement suffi. Il n'y avait pas d'étiquette sur le flacon. Cela n'avait pas d'importance. Il apportait l'oubli, le calme, la tranquillité.
-On trinque ? demanda-t-il alors que la jeune fille se rasseyait.
-On trinque, dit-elle. A quoi ?
-On ne dit rien, on y pense seulement.
Elle acquiesça à la proposition de Patrick, ferma les yeux et trempa les lèvres dans la coupe. Elle tomba foudroyée. Sa tête heurta le marbre de la petite table avec un bruit sourd. Patrick se leva en vitesse et sauta directement dans l'avenue où il détala. La nuit semblait tombée alors qu'il n'était pas quatre heures. Derrière lui les cris fusaient comme des flèches. On criait, hurlait, sifflait. C'était la fête.
Il courait au milieu du chemin de boue. De chaque côté de l'avenue du Cher, sur les trottoirs de paille bordant les stands, des gens le regardaient passer en riant, se moquant de ses glissades involontaires, de ses mouvements désordonnés. Il avait l'impression d'avancer au ralenti. La boue collait à ses sacs plastiques comme un poulpe agressif au rocher.
Sur sa gauche un orchestre invisible entama un vieux morceau de Billie Holiday. Patrick tourna à peine la tête. Le stand de la Roche sur Yon se rapprochait. C'est là qu'ils s'étaient rencontrés, dix ans auparavant. La pluie fit bientôt place au soleil, l'odeur des pins inonda ses narines. Patrick sourit enfin franchement.
-Halte où je tire.
Un coup de feu en l'air. Et les guirlandes d'ampoules multicolores, le brouhaha des restaurateurs soldant les stocks invendus, les derniers slogans, les dernières invectives, les dernières effluves de combat. La deuxième balle se ficha dans sa cuisse. Tout en tombant, Patrick entendit les gens faire ooohh!!! C'est une honte dit clairement une dame à la voix grave.
Il s'était affalé dans la glaise. Il releva la tête. Des bulles toutes noires sortirent de ses narines. Le flacon lui avait échappé. Il rampa sur le ventre, les doigts à fouiller la boue de la terre. A présent les badauds semblaient s'être tus. A l'abri derrière les comptoirs ils retenaient leurs souffles.
Au moment où il entendit les pas derrière lui, ses doigts agrippèrent la fiole. Il la porta à ses lèvres, la déboucha avec les dents. Le liquide n'avait aucun goût.
Des mains robustes l'immobilisèrent au sol. Un képi tomba près de son visage.
-Nous devons continuer le combat pour l'humanité, cracha un haut parleur.
Patrick n'en entendit pas plus, son poing se détendit, la fiole glissa sur le tapis de boue, sans bruit.
T.GATINET SEPTEMBRE/OCTOBRE 95
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