samedi 1 septembre 2007

SANS DESSUS DESSOUS

Raymond ne se souvenait pas à quel moment précis il avait essayé pour la première fois une petite culotte de sa femme. Mais cela datait de deux ans au moins. A l'époque, sans pour autant avoir ressenti ce besoin irrépressible de tenter lui-même l'expérience, il s'était déjà longuement interrogé sur les sensations que Solange pouvait bien éprouver à leur contact ? Quel féminin secret elle cachait là ? Elle portait de tels petits bouts de tissu, si légers, si doux. Quand il inspectait la commode, il en restait à chaque fois interloqué. Comment de si petites choses pouvaient-elles prendre tant de place ? Solange remplissait depuis des années les tiroirs et ceux-ci semblaient prêts à exploser sous la pression. Elle envisageait bien de changer de commode et d'en acheter une plus grande mais pas de jeter la moindre pièce de sa collection.
Souvent quand elle s'habillait, il la contemplait discrètement par la porte entrouverte de la salle de bain. Par moment, les échancrures sur le côté des culottes laissaient voir les fesses, alors que le tissu d'autres lui rentrait carrément entre, cachant difficilement une touffe noire vénéneuse. Certaines, si délicatement brodées, permettaient à Raymond, par transparence, de tout deviner de son anatomie. Quelquefois il arrivait aussi que Solange porte de sages culottes taillées dans un coton blanc soyeux. Celles-ci enveloppaient entièrement son bas-ventre et ses hanches. Raymond ne pouvait alors que tenter de deviner ce qu'elles cachaient. Mais ce n'était pas celles qu'il aimait le moins. A vrai dire, il les aimait toutes. Surtout sur le corps de Solange.
Il faut dire que sa femme était jolie et qu'elle portait bien la toilette. Son port de reine et sa démarche de fée à peine posée sur terre le faisaient craquer. Et pas seulement lui. Quand elle marchait dans la rue, Raymond devait se boucher les oreilles. Ce n'était que sifflets et murmures approbateurs, quand cela n'allait pas jusqu'aux réflexions vulgaires. Non pas que Solange fut beaucoup plus belle que les autres femmes, mais elle possédait ce petit " je ne sais quoi " qui irrite les glandes des hommes et les transforme en un clin d'oeil, en bêtes lubriques.
Avec le temps Raymond s'était habitué aux regards des autres hommes. Des regards qui ne se préoccupaient pas de lui mais exclusivement de sa femme. Il s'était habitué à être transparent pour les autres et se comparait au mini-slip qu'il enfilait souvent le dimanche. Une culotte blanche, ou plutôt un minuscule triangle de tissu qu'on ne devinait pas sous les vêtements et de l'avant duquel avait tendance à ressortir son sexe comprimé, et une cordelette entre les fesses. L'un de ses sous-vêtements préférés.
Toutefois, à l'époque de sa première séance d'essai il ne s'était pas encore identifié à un morceau de tissu, fusse-t-il si beau. Il avait simplement voulu savoir quel air il aurait lui-même ainsi attifé. Pour rire. Mais il n'avait pas vraiment ri. Il avait plutôt souffert d'un pénible sentiment de honte. Il s'était trouvé horriblement moche et avait presque failli arracher la culotte qui lui moulait les fesses au risque de la déchirer. Et puis il avait refait une tentative quelques jours plus tard. Une fois, et encore une autre. Jusqu'à comprendre quels modèles il pouvait aisément enfiler sans craquer les coutures et lesquels lui allaient le mieux.
Le temps avait fini par gommer la gêne initiale et à présent il n'éprouvait que du plaisir à agir ainsi. Un plaisir franc, sain aurait-il été tenté de dire. Il n'avait pas envie d'autres femmes, ni même d'hommes, non. Il avait juste besoin de sentir la soie, le satin, la dentelle ou le coton lui chatouiller la peau des fesses et le dessous des testicules. Cela lui suffisait. Quel mal y avait-il à çà ?
Le rituel était toujours le même. Solange travaillant un week-end sur deux, Raymond l'accompagnait en voiture aux urgences de l'hôpital où elle était infirmière puis il rentrait rapidement chez lui après avoir fait les courses pour la semaine. Arrivé à la maison, il prenait une douche et ensuite, complètement nu, s'adonnait à sa passion cachée. Il hésitait parfois plusieurs dizaines de minutes debout devant la commode avant de choisir sa tenue, ou bien il entamait l'essayage complet des tiroirs. Il avait surveillé Solange et appris ainsi à replier les sous-vêtements et à les ranger à l'identique. Il n'était pas question que sa femme se rende compte de ce qu'il faisait en son absence. Elle ne comprendrait pas. Elle était capable de demander le divorce pour une histoire pareille.
Car en dehors des petites culottes, Solange était d'une orthodoxie assez déprimante en matière de sexe.
Par précaution, Raymond s'enfermait dans l'appartement à double tour, et laissait la clé dans la serrure. Au cas où sa femme rentrerait à l'improviste, il enfilerait vite un peignoir et entrouvrirait la porte pour ne pas la faire attendre, juste avant de se précipiter dans la salle de bain toute proche.
"Je prends une douche", crierait-il en s'enfermant à clé.
Il avait tout prévu. Pas question de prendre le moindre risque.

Ce samedi là, après l'avoir amenée au travail comme de coutume, il se retrouva au supermarché. Il était devenu expert en courses. Il pilotait son caddie comme une voiture de sport. Il parcourut le magasin en commençant par les fruits et légumes puis les pâtes, le riz, les liquides. Il aurait juré ne pas l'avoir fait exprès, avoir été forcé de contourner un bouchon de caddies, mais il évita les produits d'entretien et passa devant le rayon lingerie du supermarché. Il le connaissait par cœur et n'y achetait jamais rien mais ses yeux se mouillèrent à la vue des nouveaux modèles. Du coup il bâcla la fin des courses. Ce n'était pas la première fois. Patienter jusqu'au week-end était devenu impossible. Il arrivait qu'au cours de la semaine, il se travestisse, enfermé dans la salle de bain, alors même que Solange était présente dans l'appartement.
Il y avait un monde fou aux caisses et la queue s'éternisa. Raymond grinçait des dents. Il hésita à laisser son caddie dans l'allée et de rentrer chez lui, quitte à revenir plus tard. Mais la voie de la raison l'emporta.
« Tu es devenu fou, mon pauvre ami, se dit-il pour lui-même. Jusqu'où te mènera donc cette idiotie ? Ne vois-tu pas que tu commences à perdre la tête ? Et les parties de pétanque du samedi après-midi avec les copains ? Et les petites recettes de cuisine concoctées pendant des heures pour les amis qui viennent manger le soir ? Et les matchs de rugby à la télévision ? Fini tout cela ? Juste pour ton plaisir dévoyé ? Tu devrais définitivement abandonner cette manie lubrique, Raymond. Et te faire aider par un spécialiste si tu n'y arrives pas seul. »
Cette idée qu'il y ait des spécialistes de la question lui fit penser qu'il existait d'autres hommes dans son cas. Aussitôt la voix de la raison battit en retraite et la vision des dessous qui l'attendaient prit le dessus. Il abandonnerait plus tard.
Il avait pourtant choisi la mauvaise caisse et se retrouva bloqué de longues minutes. La caissière attendait qu'on lui communique un prix par téléphone. Elle connaissait bien Raymond et quand ce fût son tour de passer elle s'étonna :
–Vous n'avez pas l'air d'aller bien, monsieur Rouleau ? Vous êtes tout en sueur.
Il grommela :
– Trop de monde, c'est insupportable.
La caissière n'insista pas et il récupéra un peu de temps perdu. Il fila sur la route et parvint chez lui en avance. Pas une place pour se garer. Il repéra la voiture de Marcel et se colla derrière. Son collègue devait être collé devant l'écran télé. Il y avait du foot cet après midi là.
Il grimpa l'escalier en vitesse, fit tomber les clés deux fois devant sa porte, se traita d'imbécile et finalement posa les courses sur la table de la cuisine sans les ranger. Plus tard, il le ferait plus tard. Il ôta ses vêtements qu'il jeta en vrac dans toute la pièce. En général, il prenait le temps de bien les ranger sur une chaise avant de passer sous sa douche. Toujours pour l'alibi, au cas où... Aujourd'hui, il s'en fichait. Il en avait assez de toutes ces précautions inutiles. Sa femme ne quittait jamais le travail avant l'heure. Il n'y avait rien à craindre. Il se doucha en vitesse et commença l'essayage. Cela faisait une semaine qu'il attendait ce moment.

Après en avoir essayé plusieurs qu'il ne sentait pas bien il choisit une culotte blanche qui couvrait à moitié ses fesses et moulait son sexe dans une sorte de mousseline transparente. C'est lui qui l'avait offerte à Solange. Il avait l’œil pour savoir lesquelles lui iraient à lui aussi. Il passa un porte-jarretelles blanc froufrouteux et une paire de bas résilles avec un trait noir à l'arrière. Les poils de ses jambes passaient au travers du maillage. Il aurait aimé se raser, mais cela risquait d'éveiller les soupçons.
Ensuite il enfila difficilement un body avec un petit col en dentelle noire, sans manches. Il ne ferma pas les boutons pression entre les cuisses et enroula le surplus de tissu sur son ventre. Il n'avait malheureusement pas le choix pour le haut. Solange n'aimait pas les bustiers et ses soutiens gorge n'allaient pas à Raymond. Il avait l'air ridicule avec. Tandis qu'avec ce body, l'effet était assez réussi. Le tissu frottait agréablement ses tétons durcis et sa peau blanche faisait ressortir la couleur du sous vêtement.
Enfin un peu apaisé, il se contempla dans le grand miroir du salon, admirant ses jambes gainées de noir et sa brioche cernée par le porte jarretelle blanc. Il lui faudrait acheter une paire de chaussures adéquates avec des talons aiguilles, pensa-t-il. Mais ce serait difficile de trouver sa taille. Habillé ainsi il commença à ranger les courses mais la culotte ne parvenait plus à juguler son excitation. Il repassa au salon et s'allongea sur le canapé avant d’empoigner son sexe. Un sourire délicieusement équivoque baignait son visage.
La sonnette carillonna violemment au moment où ses maxillaires se serraient et la sueur perlait à ses tempes. Il se précipita dans la salle de bain, ouvrit en grand les robinets et cria, " j'arrive, j'arrive ". Mais la sonnette jouait en continu. Il enfila vite son peignoir et courut se coller à l’œilleton. Alors que son oeil inspectait le palier, il pensa simultanément aux bas noirs qui dépassaient du peignoir et au fait qu'il n'y avait personne derrière la porte. Il lâcha un gros soupir et décrocha le combiné de l'Interphone.
– Oui ? dit-il.
– Raymond ? C'est Marcel.
– Ah ! Salut Marcel, qu'est-ce tu veux ?
– Tu es garé juste derrière ma voiture, je ne peux pas sortir.
– Oh zut ! Excuse-moi, j'avais oublié, je la bouge tout de suite.
– Dépêche-toi, je vais chez Auchan, ça ferme dans dix minutes.
Raymond raccrocha et commença à défaire les attaches du porte-jarretelles. Il ne pouvait pas sortir comme ça. Oh et puis pourquoi pas ? Ce n'était pas la peine de s'embêter. Il en avait pour cinq minutes, pas plus. Et puis Marcel devait s'impatienter. De toute façon qu'est-ce qui pouvait bien lui arriver ?
Il enfila son pantalon de velours, sa chemise boutonnée jusqu'au col et son veston, chaussa une paire de mocassins et descendit les trois étages à pied. On ne pouvait rien deviner de son secret accoutrement, mais malgré tout il se sentait un peu inquiet. C'était la première fois qu'il sortait ainsi affublé. Il sentit l'érection reprendre son cours interrompu. L'excitation de l'interdit ? Il ricana.
Marcel attendait derrière le volant, moteur en marche. Il faisait la tête. Raymond lui adressa un petit signe de la main et monta dans son propre véhicule. Il s'éloigna vite dans la rue en sens unique, laissant la voie libre. Puis il fit le tour du pâté de maisons. Il croisa des gens qu'il connaissait sur les trottoirs, les salua, l'air de rien. Les autres répondirent à ses saluts d'un hochement de tête.
Raymond se sentait plus délicat, plus léger, l'érotisme à fleur de peau. Les pinces qui attachaient les bas lui entraient légèrement dans la chair, la soie frottait le velours. La sensation était unique. Et puis il y avait ces regards respectueux et son indécence cachée, son vice invisible, cette délicieuse hypocrisie.
La place de parking quittée par Marcel était occupée quand Raymond arriva devant. Zut, il ne pouvait tout de même pas encore se garer en double file. Il lui fallut donc se résoudre à chercher une place ailleurs. Après dix minutes et deux rotations infructueuses, il commença à râler. Il avait hâte de remonter chez lui, l'excitation lui brisait les reins. Trop perdu dans ses pensées, il ne marqua pas l'arrêt au bout de la rue. Une estafette venue de la gauche percuta violemment son aile. Raymond n'avait pas mis sa ceinture. Sa tête heurta la carrosserie à deux reprises.
Il était évanoui quand les pompiers l'allongèrent sur le brancard et l'emmenèrent à l'hôpital. Il n'ouvrit des yeux hagards qu'une fois installé dans une salle des urgences. Un infirmier déboutonnait sa chemise avec des gestes affairés et Solange lui tirait le pantalon au bas des chevilles. Les yeux de sa femme s’arrondirent en découvrant ses cuisses gainées de noir.
– Je prends une douche, marmonna-t-il avant de s'évanouir à nouveau.