dimanche 29 juillet 2007

ERNESTO

ERNESTO DE CALABRE

Le bar était rempli de monde ce samedi là, et la plupart des clients faisaient partie de mon fan club. Ils attendaient ma réaction mais il n’y avait pas grand-chose à dire. C’était un pauvre mec. Un moins que rien et le dérouiller n’aurait pas ajouté à mon aura. Mais je n’avais pas l’habitude de me laisser marcher sur les pieds. J’avais une réputation à défendre. Je me suis donc levé et me suis avancé vers le clochard accoudé au bar, le dos tourné. Vêtu d'un manteau miteux, le pauvre n’était certainement pas d’ici et ne pouvait savoir ce que tout le monde connaissait dans le quartier. A savoir que mon visage de boxeur, mon nez cassé et mes arcades sourcilières marquées d'anciennes et innombrables coutures ne provenaient pas de combats fair-play sur le ring mais d’une rixe qui avait mal tournée. Très très mal tourné. On avait jamais retrouvé la moindre trace de l’autre combattant et si je n’avais jamais dit le moindre mot en public quand à son destin je n’avais pas non plus fait opposition à ce qui se racontait. Qu’après avoir bataillé pendant plusieurs heures j’avais fini par avoir le dessus et que j’avais terminé le gars, mettant un terme à la carrière de Roddy le Belge, le roi de la castagne. Je n’avais pas eu besoin de révéler l’issue finale du combat car le bouche à oreille avait suffi. J’avais fini Roddy d’un direct à l’estomac qui l’avait perforé de part en part aussi sûrement qu’une balle de Magnum, lui faisant rendre ses tripes et son extrait d’acte de naissance. Il avait combattu comme un homme et était mort comme une bête, sans témoin de sa déchéance et certainement enseveli dans une quelconque clairière de la région. Voilà ce qui se disait depuis dix ans maintenant. Il se disait aussi que le combat avait été d’une férocité incroyable au vu des marques que je portais depuis sur le visage et qui me donnaient cet air si impressionnant.
Les anciens expliquaient aux plus jeunes que l’on nous avait vu disparaître tous les deux au volant de nos motos, des 125 à l’époque, mais personne ne s’était avisé de nous suivre, nous ne l’aurions pas permis. Nous avions juste dit qu'il n'en reviendrait qu'un. Il s’agissait du combat ultime, seul à seul, au corps à corps. Pieds, mains, bottes front nez, dents, ongles, tout permis sauf des armes autres que notre corps affûté. Beaucoup avaient parié sur Teddy, plus habitué à la bagarre que moi. On disait que je savais seulement faire l’athlète au stade ou au gymnase. Amuser la galerie avec ma musculature parfaite sans un poil de graisse. J’avais vingt deux ans à ce moment là et une droite superbe que je travaillais à la maison sur un punching ball, cadeau de mon père. Je ne me battais jamais dans la rue, je n’aimais pas ça. Mais attention, à l’époque déjà il ne fallait tout de même pas me chercher des noises car si j’avais pété les plombs ça aurait fait mal ! La preuve, Teddy. Il était amoureux de la même fille que moi. Une polonaise arrivée dans la ville avec un cirque romano et qui était restée cachée dans une grange assez longtemps pour que les recherches cessent et que ses compatriotes se résignent à laisser filer les revenus qu’elle ramenait avec ses fesses. Une beauté à couper le souffle que cette Mira. Un corps de rêve, un sourire à faire se lever le vent un jour de calme plat et une technique à faire jouir un poulpe desséché. Teddy voulait se la marier, moi aussi. Je disposais d’un peu d’argent que mon paternel m’avait laissé avant de se jeter du haut du pont de la gare devant un train de voyageurs lorsque ma mère était partie avec son meilleur ami. J’étais seul, beau garçon, gérant d’un petit tabac journaux tout à fait légal, et aussi fournisseur de drogueries diverses en dessous du comptoir, moins légales celles-ci. J’aimais pas trop bosser et une aide m’était nécessaire pour le faire tourner. Mira me semblait être la parfaite associée. J’avais couché avec elle pour quelques billets lorsque le cirque était encore là. Elle m’avait dit à l’oreille qu’elle l’aurait fait gratuitement si elle avait pu. Vraiment la parfaite complice, aussi faux cul que moi. J’étais sûr qu’on allait bien s’entendre. Le problème c’est qu’elle avait dit la même chose à d’autres gars, dont Teddy. Les autres n’étaient pas importants, j’avais beaucoup plus d’atouts qu’eux. Mais Teddy, c’était une autre paire de manches.
Il traînait et n’avait pas un sou, se bourrant la gueule et défonçant celle des autres, à chaque soir quelqu’un de différent. Il avait déjà fait un an de prison pour avoir estropié un pauvre paysan venu du département voisin en s’acharnant sur sa jambe qu’il avait brisé en vingt endroits. Tout cela parce que l’autre lui avait fait un croche pied, par inadvertance. L’alcool ingurgité en excuse et un avocat commis d’office mais aux dents longues lui permirent de ne pas prendre plus mais cela ne l’avait pas calmé pour autant, si ce n’est qu’il ne se battait plus en public. A part ça il était presque plus beau que moi, du moins avant notre bagarre. Depuis j’avais plus la même gueule et lui n’avait jamais réapparu pour comparer. Et il risquait pas de revenir. Il m'avait provoqué ce jour là, me proposant de jouer Mira aux poings. Le ton était monté jusqu'à se promettre un combat à mort et il avait perdu. J’avais ainsi pu épouser Mira qui avait l'air de se moquer de mon nouvel aspect physique et préférer ma tune et elle m’avait donné en échange deux enfants. Elle s’occupait du magasin pendant que je tapais le carton avec mes potes et dealait à mon petit niveau. Juste pour me payer des vacances au soleil deux fois par an et du matériel Hi-fi dernier cri. J’étais la mascotte du Café de la Paix et dès que j’élevais la voix, tout le monde la fermait et m’obéissait. Je n’avais jamais quitté la ville et l’on me respectait. J’étais celui qui avait niqué Teddy le Belge.
Et voilà qu’à présent, alors que je me tenais peinard en ce début d’après-midi, j’avais entendu dans mon dos Robert dire à son frère.
– Tu n’as qu’à demander à Ernesto, lui te dira comment faire.
Ernesto, c’est moi. Ernesto Galvi, d’origine calabraise mais n’ayant jamais foutu les pieds en Italie. Que des voleurs là-bas. Le frère de Robert avait un problème avec un jeune de la cité des Chaumettes au sud de la ville. L’autre le rackettait à la sortie des cours et lui avait déjà soutiré deux cent euros.
– Tu lui laisses pas placer une phrase, conseillais-je au gamin qui avait arrêté sa partie de flipper et me regardait l’air un peu gêné. Tu l’allumes aussitôt d’un bon coup de boule ou d’un coup de pied dans les couilles et puis t’enchaîne avec un crochet au foie et tu le finis à coup de lattes. Tu le laisses surtout pas se relever. Il faut jamais les laisser se relever.
C’est à ce moment que l’homme qui se tenait au bout du comptoir avait éclaté de rire. Ses larges épaules étaient secouées de hoquets tellement il riait mais malgré son aspect poids lourd je n’étais pas décidé à laisser passer un tel affront.
– Qu’est-ce qu’il y a mec, t’as un problème ? dis-je d’un ton dur.
Un silence se fit dans le bar. Je vis Raymond le tenancier virer au blanc et Olga la pute de service se barrer en loucedé. La quinzaine de consommateurs plongea le nez dans son verre sans cependant cesser de me zieuter de biais.
Le rire du gars n’avait pas cessé alors je me suis levé. J’avais pris un peu d’âge mais je continuais la musculation et à part deux petites poignées d’amour à la taille, je n’avais rien perdu de mon aspect imposant. Un rocher de granit, disait Mira lorsque je lui montais dessus. Ce qui ne l’empêchait pas de me faire chier plus souvent qu’à son tour. Elle avait un caractère de cochon. Mais au moins elle travaillait dur. Je pense qu’elle piquait un peu dans la caisse et mettait de la tune de côté mais pourquoi pas, moi non plus je ne lui révélais pas tout de mes sources de revenus.
Je m’arrêtais un mètre derrière l’homme. Les autres picoleurs s'étaient écartés de lui mais il se retournait toujours pas. Je me dis qu’il n’osait pas et commençait à réfléchir à sa bourde. En général ils prenaient peur quand ils étaient face à moi. Ma tête faisait penser à une bataille de romains contre les wisigoths. Rude et sans pitié. Mon nez ressemblait à l’escalier pour monter au ciel ou bien descendre en enfer et mes petits yeux noirs exprimaient tout le mal qu’on y trouverait. J’étais une vraie saloperie pour qui essaierait de s’y frotter et pas une fois depuis mon altercation avec Teddy on ne s’y était risqué. Il y avait toujours quelqu’un pour prévenir le prétendant à la branlée et celui-ci abandonnait avant la castagne. Ou bien il était trop bourré et un jeune du coin lui pétait la tronche pour se mettre en valeur devant moi. Mais en général la vue de mon visage suffisait à couper court à l’altercation. Elle racontait mon histoire dans ses crevasses et cicatrices et l’on pouvait facilement imaginer qu’il devait y avoir pas mal de cadavres à pourrir dans mes rides. C’est comme ça chez les brutes, en général ils sentent par instinct quand ils tombent sur pire qu’eux. Ce ne fut pas le cas du mec au comptoir. Il finit par se retourner, ricanant toujours et dit :
– Et bah ça alors, à voir ta gueule on dirait que t’es passé sous un train.
Un murmure de désapprobation s’éleva dans le bar. Pas trop pour ma gueule, j’en riais souvent moi-même avec les amis, mais en souvenir de mon père coupé en deux par le TGV.
– Laisse, dis-je à André qui s’était levé et tenait sa canette par le goulot, prêt à foncer.
J’avais interdit la bagarre dans le café. Les gars qui désiraient en venir aux mains allaient dehors et de préférence au fond d’une impasse sombre à cent mètres du bar. Là-bas on faisait ce qu’on voulait, personne n’était autorisé à aller voir. Pas de témoin, c’était ma règle, celle que j’avais mise en place depuis la disparition de Teddy. Du coup le Bar de la Paix portait bien son nom et était le plus tranquille de la ville.
Le gars avait une barbe qui lui mangeait le visage, une peau parcheminée à force d’avoir été apparemment cuite au soleil, des cheveux longs et sales, mal peignés, qui lui tombaient dans les yeux et des dents lui manquaient sur le devant de la mâchoire. Les autres étaient noires. Il souriait d’un air bizarre, comme amusé par la situation. Pas du tout impressionné par ma tronche. Je me tenais pourtant à un mètre de lui.
– J’suis de bonne humeur aujourd’hui, lui dis-je. Alors tu te casses et que je te revoie jamais plus ici.
– Je veux bien m’barrer dit-il en exhibant un trou énorme entre ses canines. Mais tu sors avec moi, mon chéri. Un beau gars comme toi, je me l’enfilerai bien.
Les bouches des potes béèrent. Voilà, ça y était, il allait falloir que je remette ça, dix ans après. Ce con avait dépassé les bornes. Que j’accepte que l’on dise que j’avais une sale gueule n’était pas bien grave mais vouloir m’enfiler, impossible à laisser passer. Le silence était total, les souffles en suspension, les cartes frissonnaient entre les doigts des joueurs en attente d’être claquées sur la table, les bières et cafés attendaient sur le comptoir de se réchauffer ou de refroidir. Je remarquais le verre qu’il y avait devant le gars. Un verre à vin rempli de café noir avec un glaçon dedans.
Du coup, ce fut moi qui devint glaçon.
– Allons-y, dis-je sans laisser percer ma surprise. On va s'la donner au fond de l'impasse, c'est à cent mètres.
– Du calme ma biche, j’ai pas fini mon café ; t’as qu’à partir devant, je te collerai au train, fit-il en souriant toujours puis il me tourna le dos.
Je roulais des épaules sous mon polo, contractais mes mâchoires mais restais calme et apaisais le taulier d’un geste de la main. Celui-ci avait encore changé de couleur et virait verdâtre comme les cuivres de sa vieille machine à café. Il avait peur pour son rade acheté trois ans auparavant avec la réputation de ne plus jamais être dévasté par les rixes entre poivrots ou bandes du quartier. Il n’y avait pas de raison que cela se reproduise. C’est moi-même qui avais instauré la règle. Je la respecterais.
– Je préfère t’attendre et voir ton petit cul frétiller avant de te le défoncer à coups de lattes et d’y enfoncer un manche de pioche, répondis-je en souriant à mon tour.
Sauf qu'étant donné la forme de ma bouche jamais totalement remise, mon sourire ressemblait plutôt à une gueule de pitbull prêt à mordre. Quelques uns rirent dans l’assemblée. L’autre gloussa et but son café à petites gorgées puis il dit "c'est bon" et nous sortîmes tous les deux. Il avançait les mains dans les poches et nous ressemblions à deux collègues de bureau retournant au boulot tandis que dans notre dos s’échangeaient les paris. J’étais évidemment favori mais je découvris néanmoins que quelques personnes ne me soutenaient pas. Il était temps de remettre les pendules à l’heure. J’adressais un clin d’œil à mes fans, leur enjoignant d’un geste de ne surtout pas nous suivre. Ils en mourraient d’envie mais il n’en était pas question. Je leur raconterai. Nous marchions côté à côte en silence, lui aussi grand que moi, aussi baraqué mais bien moins correctement habillé. Ses pantalons étaient élimés et ses pompes trouées au bout. Son manteau était déchiré à plusieurs endroits. Un pauvre bougre à qui j’aurais laissé une dernière chance de s’en sortir s'il n'avait parlé de m'enfiler. Cependant le froid qui m’avait envahi en le voyant boire son café n’avait pas disparu et je passais au congélateur dès que nous eûmes tourné au coin de l’impasse.
– Comment va Mira ? dit-il en sortant les mains de ses poches. Je lui manque pas trop ?
C’était bien lui. Teddy était revenu.
– Enfoiré, jamais tu ne devais refoutre les pieds ici, dis-je en gueulant, mais pas assez fort pour qu’on m’entende alentour.
– Que veux-tu ? La vie, ça va ça vient.
J’aurais dû lui défoncer la gueule, lui faire tomber ses dernières dents valides, lui briser le corps et les côtes. Mais comme dix ans auparavant la peur m’avait envahi. Elle bouffait tout sur son passage, la moindre once de courage comme le moindre gramme d’amour propre.
– Qu’est-ce que t’es venu faire ?
– Reprendre la place qui me revient.
Je serrais les dents.
– T'as plus ta place ici, plus personne ne te connaît. Tu as bien vu. Tu ne présentes plus aucun intérêt pour personne.
– Et si je racontais tout ?
– On ne te croira pas. Je suis devenu une légende et toi t'es mort, t'as disparu. C'est moi qu'on écoutera.
Il rit plus fort encore que dans le bar et je jetais un œil derrière moi.
– Ne t’inquiète pas. Je n’ai pas l’intention de rester dans ce trou à merde. J’en ai assez vu des comme ça ces derniers temps et il chlingue encore plus qu’avant. J’ai bien fait de me casser, va. Bon, je passerai chez toi ce soir. Démerde-toi pour me trouver 3000 euros. Il faut que je me tire d’ici rapidement.
– Je les ai pas.
– Tant pis, je demanderai à Mira.
– Si tu t’approches d’elle, je te tue.
Il sourit et m’exhiba ses dents pleines de caries. Il n’avait pas vraiment profité de sa chance mais il avait conservé la même sauvagerie dans les yeux. Peut-être plus encore. Oui, certainement plus.
– Tu as envie de reprendre une rouste comme y a dix ans ? fit-il d'un ton suave. Tu veux encore me supplier à genoux pour que je te laisse la place libre et la vie sauve ? Ou bien c'est le souvenir de la petite pipe que tu m'as faîte à la fin qui te motive ?
J'avais les mains moites J'avalais ma salive. J'en avais pas. Je ne dis rien. Il écarta les bras du corps. Les coutures de son manteau pourri craquaient sous la pression de ses muscles tendus.
– D'accord, ajouta-t-il, si c'est ce que tu veux. Mais je te préviens, ce coup-ci tout le monde le saura.
J'avais les traits tellement tirés que j'en aurais pleuré. Il continua.
– Merde j’suis raisonnable, non ? 3000 euros c’est pas le bout du monde. Bien moins que ce que tu m’as filé à l’époque pour que je me casse. Réfléchis une seconde. Tu paies et comme ça tu gardes ta légende intacte, toi Ernesto le costaud, le héros des petits branleurs alors que tu n’as même pas osé me tirer un pain ce jour là. T’es qu’une pauvre fiotte. Tu le sais bien non ? Alors paie ou sinon je défonce un peu plus ta sale gueule et ensuite je vais voir ta femme. Sans doute aussi que je la baiserais en plus.
J'allais sauter sur lui mais son regard de fauve m'arrêta. Il attendait que ça. Je pointais l'index vers lui.
– N’approche pas d’elle, il se pourrait bien que j’ai changé pendant ton absence, le menaçais-je sans cependant bouger.
Il fit craquer ses doigts comme si c’était mes vertèbres.
– Putain c'est pas vrai, tu veux vraiment que je te ravale à nouveau la façade ? T'as aimé ça ou quoi ?
Je repensais à Mira et son respect pour moi, mes amis, mon autorité reconnue. Je repensais aussi aux quinze jours à l'hôpital après la branlée et les visites de tous, leurs regards admiratifs sur ce corps couché et éclaté mais vivant. Et la douleur aussi. J'aurais aimé lui tirer un pain, ne serait-ce qu'un. Je tentais d'ordonner à mon corps de se mettre en branle. Ma tête ne m'écouta pas, se contentant de commander aux vannes pour que je me mette à puer la transpiration. Alors je dis :
– Passe à neuf heures précises au coin de la Grande Rue, j’aurai l’argent. Mais après tu te tires et il n’y aura pas d’autre fois, c’est compris ? Si tu reviens, cette fois-ci j'achète un flingue et je te tire dessus.
– Et bien voilà, c'était pas si compliqué. Allez, pour te montrer ma reconnaissance, je vais te faire un petit cadeau.
Il partit en courant, se tenant le visage dans les mains et lorsqu'il émergea de l'impasse il s'arrêta une seconde, se retourna vers moi et cria "espèce d'enfoiré, tu m'as pété le nez". Puis il disparut dans l’avenue sans demander son reste. Lorsque je retournais au café, je les trouvais tous sur le trottoir. Certains, la tête basse, donnaient des billets à ceux qui avaient parié sur moi. Les yeux de mes supporters brillaient de fierté respectueuse et ils me laissèrent passer en me faisant une haie d'honneur. Je rentrais dans le bar et payais une tournée générale puis je m’éclipsais. La banque fermait de bonne heure.


Publié dans la revue Ligne Noire en 2004

mardi 3 juillet 2007

FINALE (nouvelle écrite à mes débuts 1994)

FINALE

Survolée par des nuées de moustiques, la "bourreuse" de voies ferrées paresse, immobile. Elle laisse échapper de ses flancs un brouillard de chaleur qui file vers le soleil implacable de Camargue, comme un rideau trouble brouillant le paysage alentour. C'est une étrange machine aux trois parties distinctes, posée sur les rails tel un insecte monstrueux. A la tête, le poste de commandement est surélevé et étend ses palpeurs vers l'avant comme des antennes monstrueuses. En guise de thorax, sa coque transparente orientée vers le sol abrite la guérite de l'apprenti. Sa queue en forme d'abdomen bardée de capteurs électroniques, reliée au reste grâce à une mince tige de métal, regorge d'outils.
En tout quinze mètres de tôle et d'acier, peints d'un jaune criard, posés sur la nouvelle voie ferrée, entre Port Saint-Louis et Arles. Fanons du diable, trente-deux pioches de fonte, à présent relevées, menacent le ballast sous son ventre métallique.
La bourreuse suinte de partout l'huile noire giclée de ses durites éclatées, luisante et grasse comme une mama italienne. Inutilisable, elle attend sagement.
Elle attend que l'on répare son système hydraulique, que ses cinquante tonnes d'acier, de câbles et d'électronique puissent à nouveau mettre de niveau les rails sur lesquels elle repose.
Perdus dans le désert marécageux qui les entoure, harcelés par les insectes avides de leur sang, deux hommes visiblement pressés s'activent autour de sa carapace.

Ce soir, la France joue contre l'Allemagne la demi-finale de la coupe du monde de football. Dans deux heures l'historique retransmission télévisée commence en direct d'Espagne.
Le chef Marcel, moustache frémissante sur mégot maïs éteint, ne semble pas trop inquiet pourtant. Il pourra toujours se réfugier dans son baraquement sophistiqué où trône une superbe télé géante. Et puis il s'en moque un peu de ne pas assister à la rencontre, de toute façon il préfère le rugby.
Pour Louis, l'apprenti, le coup est rude, il ne dispose pas des mêmes facilités. Quand on débute dans le métier de bourreur on n'a pas de wagon aménagé comme celui de Marcel. Nerveux, il tourne en rond autour de son chef. Depuis une semaine qu'il attend cette soirée, la machine tombe en panne justement aujourd'hui.
Enfin ce n'est pas exactement une panne, mais une fausse manoeuvre à laquelle il n'est pas étranger. Il a planté les pioches vibreuses droit dans l'aiguillage de la voie ferrée toute neuve. Le balast versé par les agents de la SNCF, trop abondant, lui a caché la vérité pendant trois secondes. La pression des chassis, deux tonnes chacun, a fait le reste alors qu'il insistait du pied sur la commande de descente des pioches. Celles-ci n'ont pas voulues s'enfoncer, et pour cause, l'aiguillage se trouvait juste en-dessous. Sous la terrible pression, les conduites hydrauliques de la machine ont fini par exploser.
Le pilote qui surveillait la manoeuvre part à l'instant pour l'hôpital, brulé au troizième degré. Se tordant frénétiquement en tous sens, un des tuyaux a frappé l'homme du rail par surprise, au beau milieu des omoplates avant d'aperger la terre craquelée et desséchée d'une visqueuse substance vite bue par l'assoiffée.
-Va me chercher la clé de vingt et la rallonge.
L'ordre sort de sous le ventre de la bourreuse, aboyé. L'apprenti serre les dents et se dirige vers la remorque. Il grimpe dessus et ouvre le gros coffre à outils métallique. Il farfouille dedans.
Vingt ans, une femme, un gosse. Pas le choix ; il doit supporter d'être loin de chez lui six jours sur sept, de dormir dans un baraquement sommaire posé sur une plate-forme de wagon, dans une arrière gare. Il doit accepter de se réveiller en sueur toutes les nuits, l'impression collé aux tripes de se faire écraser par le train de marchandise; celui qui passe à toute allure à deux heures du matin, sur la voie de l'autre côté du quai. Et surtout le plus dur, il doit supporter le ton de maître à esclave qu'emploie le chef à son encontre.
Le courant ne passe pas entre eux. Depuis quinze jours, ils n'ont pas échangé deux mots d'affilée, sauf ceux en rapport avec le travail. Le coffre refermé, Louis saute à terre. D'un pointu de sa chaussure de sécurité, il expédie une pierre par-dessus le talus. Depuis tout gamin, Louis ne rêve que de devenir footballeur. Pas mauvais joueur, personne pourtant ne l'a remarqué, pas même un club amateur. Alors il a participé à la course pour l'emploi. Mais le boulot court vite et lui pas assez. Il a du se rabattre sur les agences d'intérim. Finalement, on lui a proposé ce job précaire.
En déplacement, son seul plaisir consiste à regarder les matches de foot sur les téléviseurs, au fond des cafés. Ce soir, le plus important de sa vie de téléspectateur, il sent qu'il ne verra pas Platini et les autres, et ça, ça le rend triste. Triste à mourir.
Il tend à Marcel la clé et le tube de métal. Le chef, couché sous la machine, empoigne les outils en aveugle. Il gueule presque aussitôt.
-Putain, mais t'es con ou quoi, j't'ai demandé la clé de vingt, celle-là c'est la clé de dix-huit.
La clé s'envole dans l'air pour atterrir dans les cailloux. Louis se penche vers le sol.
-Ecoutez chef, on ne pourrait pas réparer demain ? Vous savez, ce soir il y a le match.
-Tu peux faire une croix dessus, on en a jusqu'à dix heures au moins. T'avais qu'à faire attention.
Louis ne peut que regarder son chef fixement. Et la fatigue, il connaît pas, le Marcel ? Cela fait douze heures qu'ils bossent comme des sauvages.
-Mais...
-Ecoute, tu fais comme tu veux mon gars. Des mecs qui veulent bosser...
Le jeune apprenti se passe la main dans les cheveux. Ce refrain, il l'a déjà entendu. Pas besoin d'écouter la suite du discours qui va se perdre dans les genêts en fleurs. Un léger gloussement remonte d'une durite, une bulle d'air éclate à son extrémité comme pour narguer...

La nuit ne parvient pas à tomber. Louis n'est d'aucune utilité, sauf pour passer les outils ; et encore. Debout dans la chaleur moite, il attend les instructions du chef toujours allongé sous la bourreuse. Regard à sa montre. Coup d'envoi : vingt-heures-trente, dans dix minutes. Les vivats des spectateurs massés sur les gradins du stade, grondent dans son ventre. Plus vite, voudrait-il dire à Marcel. Mais celui-ci ne fait que tendre une nouvelle fois la main.
-La clé à molette ! Et te gourres pas.
L'enfoiré, on dirait qu'il éprouve un malin plaisir à retenir Louis, là, dans la chaleur de cette soirée méridionale, les bras ballants, le sang bouilli, la haine naissante. Il suffirait pourtant qu'il dise: "on finira demain", et il bénéficierait de la gratitude éternelle du gamin. Louis accepterait même de faire quinze heures d'affilée dès le lendemain si Marcel le désirait.
Huit heures et demie. Les équipes entrent sur le terrain, saluées par les hymnes. Les étendarts fleurissent, la France retient son souffle. Louis a les oreilles qui bourdonnent, les yeux dans le vague.
Au loin un vol de flamands se mêle au rose du jour déclinant...

-Bon, ça devrait tenir.
Le chef s'extirpe de sous le ventre du monstre. Un large sourire s'épanouit sur les traits du jeune machiniste. Avec un peu de chance, il trouvera une voiture pour le conduire à Berre. Il ne loupera pas grand-chose du match, tout au plus dix, quinze minutes. Le patron du Café du Commerce a installé un récepteur dans la salle de restaurant. Louis s'y imagine déjà, hurlant avec les autres ouvriers déracinés: Arabes, Portuguais, Français, tous unis devant le miracle du petit écran.
-Allez la France! Le cri lui a échappé. Le chef le regarde droit dans les yeux.
-Dans une heure, si tu bosses bien, on aura rattrapé le retard.
-Hein ? On retourne bourrer ?
-Fais pas cette tête, tu crois que le patron de Lambert nous paye pour quoi ? Pour casser la machine comme aujourd’hui ? Allez allume les projos !
Louis baisse la tête, les yeux lui piquent. Il remonte dans sa cabine, s'installe rapidement à son poste et branche les puissants projecteurs. Des visions cathodiques chaotiques l'accompagnent à chaque mouvement. Il rumine les appels de balle, les tacles glissés, les plongeons du gardien de but. Jamais il n'a travaillé aussi rapidement, les parois métalliques de la bourreuse en tremblent. Pédale de gauche, l'avance, une impulsion, il relache et appuie simultanément sur la pédale de droite. Les châssis placés de part et d'autre de la voie ferrée plongent vers le sol.
Par la vitre de sa petite cabine surchauffée, il observe les pioches luisantes qui s'enfoncent dans le ballast et pénétrent le mince espace séparant les traverses en béton. Cinquante centimètres dans lesquels il doit se faufiler.
La poussière monte, épaisse et jaune. Les rails, lignes de touches, apparaissent tout noirs dans le blanc des graviers, la quille de cailloux vibrée, la voie se met en place. Nouvelle avancée, pioches en mouvement, arrêt brutal au contact des pierres, redémarrage dans la foulée. Concentration extrême. Plus le droit à l'erreur, à la moindre faute, au plus petit coup franc. Les pieds de Louis s'abaissent et se relèvent à une cadence infernale. Son précédent record comptabilisait sept-cent mètres de voie travaillée en une heure. Il en bourre mille ce soir.
La seconde mi-temps est à peine entamée. Il en verra une bonne demi-heure, mieux que rien !
A travers la sueur qui l'inonde, il aperçoit le chef tout sourire dans la cabine de commandement à l'autre bout. Le micro crachotte :
-Bah dis donc, t'avais le feu au cul. Allez, y-a plus qu'à laver la machine. Prends un seau et remplit le de fuel, on va nettoyer au pinceau.
-Mais c'est pas vrai Marcel, vous le faites exprès.
-Qu'est-ce que tu veux ? Demain la bourreuse sera inlavable.
Louis écrase un moustique sur son bras, une minuscule fleur de sang s'épanouit entre ses poils. Que faire sinon obéir ? Marcel est comme un sélectionneur de foot, il décide qui joue et qui ne joue pas. Pendant sa période d'essai, Louis doit faire ses preuves. Il ravale sa rage. Surtout ne pas penser, ne pas imaginer les cages et les filets qui tremblent, les gens qui hurlent leur joie, ne pas voir toute cette craie blanche qui délimite le terrain, l'espoir d'un autre monde.

Le moindre détail de la machine est briqué, dilué dans les vapeurs nocives, rincé. Comme d'habitude après ce travail, Louis empeste ; la dernière fois l'odeur d'essence l'a poursuivi pendant une semaine. L'horreur. Enfin c'est terminé. Vingt-trois heures trente, rapé pour le foot. Là-bas, c'est le temps des massages. D'un côté des joueurs aux visages ouverts, de l'autre des échines courbées, celles des Bleus ?
Marcel et Louis rentrent au bivouac situé deux kilomètres avant Berre, sans un mot prononcé entre eux. Louis conduit la machine sur la voie. Il n'en a pas le droit mais c'est comme ça, et puis le pilote ne se trouve plus là pour le contrôler.
Il pousse le moteur à fond, passe les vitesses nerveusement, les passages à niveau sont à peine descendus quand il les dépasse. Le dépôt est vite atteint, la machine garée.
Louis descend au ralenti l'escalier métallique. Le chef l'a suivi, juste après avoir fermé les portes à clé, avant de rejoindre son wagon aménagé, à l'autre bout du quai. Il y a même une douche à l'intérieur de son logement et des rideaux aux fenêtres. L'apprenti, lui, va se laver au robinet dans la cour de la gare désertée, à la lueur de sa lampe de poche. Une porte s'ouvre sur la nuit, à quelques mètres de lui. La cuisine du vieux José, le responsable du dépôt. Sur le perron, dans le carré de lumière jaune, l'homme crie :
-Louis, eh Louis ! Quand tu auras fini, viens donc voir le match. J'ai appris que vous aviez des ennuis alors je l'ai enregistré au magnétoscope. De toute façon, ma femme voulait regarder les variétés et puis je me suis dit que ça te ferait plaisir.
Miracle, José, tel un ange du ballon rond, a attendu Louis. L'espoir, la vie, le plaisir, l'amour.

Vite remonté dans son baraquement en plastique, Louis, encore mouillé, se change en vitesse. Tout joyeux, il jette ses fringues sur le sol de lino, attrape dans le vestiaire en ferraille, unique meuble en dehors du lit, un pantalon et un tee shirt propres ; il esquisse trois pas de danse et prend dans son sac une bouteille de vin blanc que son beau-père lui a offert. Du Castillane au goût poivré. Il la donnera à José.
Fumant à sa fenêtre, Marcel le voit sortir.
-T'as rien loupé, dit-il, les français ont perdu aux pénaltys après prolongation, je l'ai entendu à la radio. Allez bonne nuit!
La cigarette du chef explose sur le sol, Louis reste un long moment à regarder s'éteindre le bout rougi qui s'efface dans la pénombre. Les bras ballants il pleure ou rit, peut-être les deux à la fois. Secoué de hoquets, son corps tressaute sans retenue. En deux pas il est de retour à l'intérieur du baraquement et ouvre la bouteille de vin qu'il boit entièrement en deux minutes, à même le goulot, la tête rejetée en arrière, les jambes écartées. Seul au milieu de son logement sordide, la misère gagne sa nuque et y creuse des rides de vieillesse. Tout à coup il se sent vieux, très vieux, son dos se courbe. Il crache au sol, ouvre une autre bouteille, lui réserve un même sort. Puis, tout doucement, il extrait de son portefeuille une photo qu'il embrasse avant de fondre en larmes.

Les yeux écarquillés, il s'est redressé dans son lit, trempé par la peur. Le sommier grince, les parois vibrent. Tacatac, tacatac, le marchandise de 2 heures l'a réveillé comme chaque nuit. Louis sort de son sac de couchage. Bousculée d'un pied nu, une bouteille vide roule dans un coin.
Tapie dans la nuit, remisée à l'autre bout de la gare, la bête malfaisante dort. Guidé par son odeur, Louis se dirige lentement vers elle. Le jerrican de fuel pèse au bout de son bras mais il a tôt fait de le vider. Il craque une allumette, s'apprête à la lancer sur la machine, hésite. Ah quoi bon ?
Dans la nuit peuplée de grillons, une silhouette titubante regagne son baraquement minable. Tel un grondement s'élevant vers le ciel étoilé, les pleurs des supporters accompagnent la marche de l'apprenti.

T. Gatinet le 24 avril 1994

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Série Noire à l'Huma

C'était comme un champ où pousserait la boue, un lac flasque et gris de terre en eau. Un gris de ciel triste, un gros gris comme un coeur de perdant.
On était dimanche après-midi. Depuis trois jours, la pluie battait son plein au-dessus de la Fête de l'Humanité. Un sale temps, comme d'habitude. Dieu n'aime pas les communistes.
Assis au bar de la Fédération de Vendée, Patrick pouvait apercevoir de l'autre côté de l'allée, la faucille et le marteau en polystyrène qui trônaient fièrement en haut d'un mat, devant le stand de la Roche sur Yon, comme une invite. Une langue de terre liquide, large d'une dizaine de mètres le séparait du baraquement de toile. Les voitures ravitailleuses qui s'y aventuraient projetaient sur les côtés de grosses vagues, comme des hors-bords.
Patrick les regardait passer d'un oeil morne. Il se moquait bien de la gadoue. " L'Huma " était depuis toujours son seul plaisir de l'année, l'écorce qui le protégeait des atteintes de l'âge. Il y buvait sec, y chantait faux, gueulait fort avec les autres et mangeait beaucoup, et riche. Même si sa vie s'en était allée en copeaux, il avait tenu à être présent cette année encore. Seul, comme d'habitude.
Sa femme avait préféré rester à la maison. Elle n'aimait pas le voir se noyer sous les trombes d'eau et d'alcool, sous les flots d'une boue réparatrice. Ca l'arrangeait, croyez bien. Déambulant au milieu de la foule, il aimait à se sentir abandonné de tous, triste et mélancolique. C'était son truc la mélancolie. Ca ne l'empêchait pas de s'amuser, bien au contraire. Pourtant cette année il avait moins bu, moins écouté de musique, moins plané au contact de ses semblables, ceux aux pieds crottés aussi gris que les siens, aux empreintes aussi vite effacées. La pluie avait fini par tout bouffer, la boue par tout coller.
Il commanda un nouveau verre d'Armagnac. Le gars qui le servit s'appuya au comptoir. Il avait la moustache en balai brosse, le béret noir vissé sur le crâne et portait un tee-shirt réclamant la libération de Mumia Abu Jamal. Son ventre rebondi inonda le zinc. Patrick baissa la tête sur son verre. Il aurait voulu pleurer, s'il avait su. Il tira de sa poche la dernière édition du Journal du Dimanche. Le titre s'étalait sur la première page, comme un faire part de deuil :
" SERIE NOIRE A L'HUMA ".
Moustache s'interposa entre ses yeux et le titre.
-C'est pas gai, dit-il en montrant le journal.
Patrick répondit quelque chose qui fut noyé sous les flonflons s'échappant des hauts parleurs. Au-dessus du parc régnait une rumeur lancée à fond. Il plia son journal et le rangea dans la poche de son blouson. Puis il siffla d'un trait le liquide ambré, paya et se leva.
-Salut camarade, cria Moustache dans son dos, et bonne fête.
Patrick traversait déjà l'avenue du Cher. Comme le reste de la France, le Centre avait les pieds dans l'eau. Encapuchonnés dans des sacs plastiques débarrassés des prospectus du Secours Populaire, ceux de Patrick s'enfonçaient jusqu'à la cheville au coeur de la boue. Néanmoins il parcourut assez rapidement les quelques mètres qui le séparait du stand de la Roche sur Yon.
Une fois franchi le seuil, on était saisi par l'odeur de beurre d'ail. La cuisine était invisible mais il y avait un comptoir sur la droite, une table avec un bureau d'inscription du Parti sur la gauche et dans le fond, de grands plateaux de bois dressés sur des tréteaux, pour le repas du soir. A l'abri sous un auvent, un groupe de jeunes chantait à tue tête l'air du Chiffon Rouge, la mine cramoisie de plaisir et de vin.
Patrick s'assit en bout de table et crocha le premier bras qui se présentait. Il fit mine de chanter. Sa bouche s'ouvrait en play-back tandis que ses yeux se fixaient sur le verre de bière placé devant lui. De sa main libre il l'attrapa et le but cul sec.
-Hé camarade ! C'est mon verre que tu bois.
La fille était jolie, l'air pas vraiment fâché.
-Excuse, j'avais soif. Je vais t'en chercher un autre.
Il revint alors que les poings se brandissaient pour une somptueuse et râpeuse Internationale. La pluie en tambour sur la bâche protectrice rythmait en choeur le chant. Patrick déposa le verre plein devant la fille, s'essaya à un sourire crispé, puis il s'éloigna. Deux gendarmes en uniforme, les seuls qu'il eut jamais vu au milieu de la fête, bloquaient la sortie. Leurs regards inquisiteurs parcouraient les lieux. Un autre, en civil, discutait avec le chef de cellule. Patrick prit froid tout à coup. Il rebroussa chemin et s'assit à nouveau à côté de la fille. Elle portait le verre à ses lèvres. Il la bouscula rudement. Le verre tomba, le liquide éclaboussa la table.
-Faut vraiment pas t'emmerder. Tu me bois mon verre, tu m'en payes un autre et puis tu me le fais renverser. Mais t'es pas clair comme mec !
Patrick prit un air gêné. Son visage à la peau tendue semblait s'excuser. Il avait un visage doux malgré son âge. La fille haussa les épaules et se remit à chanter. Derrière les palissades aux planches disjointes on devinait les arbres du parc et leurs troncs noircis d'urine. Plus loin il y avait la route, la banlieue, la cité, et l'appartement de Patrick. Sa femme allongée par terre, le verre à moutarde échappé de sa main, et la tâche du liquide renversé sur la moquette. Depuis vendredi tout avait du sécher.
Le dos de Patrick se mit à le démanger. Il serra la fiole dans sa poche. Elle était à moitié vide, ou à moitié pleine, cela dépendrait du temps qu'il lui restait. La fille à ses côtés était vraiment jolie. Trop peut-être, et trop aimable. Il aurait voulu qu'elle soit laide, désagréable, dure comme une pierre. Il aurait préféré qu'elle ressemble aux autres.
Son dos le cuisait à présent. Il tourna lentement la tête derrière lui. Les gendarmes avaient disparu. Il sortit à nouveau son journal. Le papier était froissé, usé avant l'heure d'avoir été lu et relu, plié, déplié et replié. Il s'ouvrit comme un coeur malade.
" Série Noire à l'Huma. L'avenue du Cher victime d'empoissonnements inexpliqués. Trois personnes à l'hôpital, une à la morgue ".
Toutes anonymes, en fête jusqu'à la mort. Patrick rangea la feuille de chou.
Malgré les mauvaises nouvelles, les stands de l'avenue ne désemplissaient pas. Comme si les visiteurs rejetaient la mort de la même manière que la boue collant à leurs chausses; avec de grands mouvements de jambes ou en tapant leurs semelles aux poteaux électriques. On pataugeait dans les flaques et la vie continuait.
Dehors, les regards brillaient à la lueur des stands, comme à la parade. Combien étaient d'accord avec les idées placardées aux frontons des baraques ? Luttons contre le chômage, Faire face au patronat, Libérez nos camarades emprisonnés, Algérie, Cuba, même combat, le Che en poster géant pour dix francs, faux décors de cinéma pour vrais espoirs déçus, une mer de boue pour un monde en folie, le combat continue, continue, continue.
-Ca va pas ? demanda la fille.
Patrick décrocha les doigts du plateau de bois. Ses articulations étaient blanches. La fille souriait légèrement, l'air inquiet. Les yeux de Patrick prirent une teinte sombre pareille au ciel qui, sur leurs têtes, pleurait à s'en rompre l'horizon.
-Ma femme, articula-t-il péniblement.
-Hein, qu'est-ce que tu dis ?
Elle avait approché son visage du sien. Elle sentait bon un parfum de fleurs que troublait à peine l'odeur de houblon. Sa femme avait porté le même. C'était il y a longtemps. Si longtemps qu'il ne parvenait plus à se souvenir du nom des fleurs.
-Je t'aime, dit-il à l'oreille de la fille.
Elle ne rit pas mais parut étonnée.
-Toi, tu as un problème camarade. Viens, on va parler.
Elle fit passer ses jambes par-dessus le banc de bois, adressa un signe rassurant à ses amis toujours en train de beugler et l'entraîna sous les gouttes. La main fermement emprisonnée par les doigts de la fille, il se laissa guider. Il ne regardait que ses bottes en caoutchouc vert. Elles faisaient splash splash dans le sol mais leurs traces se refermaient aussitôt passé. La boue était la plus forte.

-Tu peux me parler, tu sais, j'aime bien aider.
Ils étaient assis, un peu isolés, à l'abri de l'énorme chapiteau du journal " La Vie Ouvrière ". Le secrétaire général de la C.G.T. signait là son livre écrit pour les cent ans du syndicat. Partout autour fleurissaient les bouteilles de champagne comme autant de slogans pétillants mélangés aux jurons des gens mal équipés dont la pluie trempait les chaussettes. Au travers d'une échancrure dans le chapiteau, Patrick vit passer sa femme sur l'avenue de boue éphémère. Elle était nue et son corps laiteux taché de gouttelettes brunes tranchait la grisaille environnante d'un grand coup de sécateur. Elle se mêla aux autres promeneurs et s'évanouit dans la foule.
-Tu m'écoutes, dis ?
-Je vais bien, ne t'en fais pas. Tu veux du champagne ?
-Ah ça on peut dire que t'es un drôle de type, dit la fille en secouant la tête.

-J'ai envie de faire pipi, annonça-t-elle après la troisième coupe.
La serveuse lui indiqua comment profiter des toilettes des exposants pour lui éviter de parcourir cents mètres dans la glaise spongieuse. Elle disparut derrière la tente.
Sa femme avait disparu elle aussi. C'est elle qui s'était procuré le flacon pour en finir avec la maladie. Patrick aurait du en verser tout le contenu comme elle le lui avait demandé. Pour être certaine avait-elle dit. Mais un quart avait largement suffi. Il n'y avait pas d'étiquette sur le flacon. Cela n'avait pas d'importance. Il apportait l'oubli, le calme, la tranquillité.
-On trinque ? demanda-t-il alors que la jeune fille se rasseyait.
-On trinque, dit-elle. A quoi ?
-On ne dit rien, on y pense seulement.
Elle acquiesça à la proposition de Patrick, ferma les yeux et trempa les lèvres dans la coupe. Elle tomba foudroyée. Sa tête heurta le marbre de la petite table avec un bruit sourd. Patrick se leva en vitesse et sauta directement dans l'avenue où il détala. La nuit semblait tombée alors qu'il n'était pas quatre heures. Derrière lui les cris fusaient comme des flèches. On criait, hurlait, sifflait. C'était la fête.
Il courait au milieu du chemin de boue. De chaque côté de l'avenue du Cher, sur les trottoirs de paille bordant les stands, des gens le regardaient passer en riant, se moquant de ses glissades involontaires, de ses mouvements désordonnés. Il avait l'impression d'avancer au ralenti. La boue collait à ses sacs plastiques comme un poulpe agressif au rocher.
Sur sa gauche un orchestre invisible entama un vieux morceau de Billie Holiday. Patrick tourna à peine la tête. Le stand de la Roche sur Yon se rapprochait. C'est là qu'ils s'étaient rencontrés, dix ans auparavant. La pluie fit bientôt place au soleil, l'odeur des pins inonda ses narines. Patrick sourit enfin franchement.
-Halte où je tire.
Un coup de feu en l'air. Et les guirlandes d'ampoules multicolores, le brouhaha des restaurateurs soldant les stocks invendus, les derniers slogans, les dernières invectives, les dernières effluves de combat. La deuxième balle se ficha dans sa cuisse. Tout en tombant, Patrick entendit les gens faire ooohh!!! C'est une honte dit clairement une dame à la voix grave.
Il s'était affalé dans la glaise. Il releva la tête. Des bulles toutes noires sortirent de ses narines. Le flacon lui avait échappé. Il rampa sur le ventre, les doigts à fouiller la boue de la terre. A présent les badauds semblaient s'être tus. A l'abri derrière les comptoirs ils retenaient leurs souffles.
Au moment où il entendit les pas derrière lui, ses doigts agrippèrent la fiole. Il la porta à ses lèvres, la déboucha avec les dents. Le liquide n'avait aucun goût.
Des mains robustes l'immobilisèrent au sol. Un képi tomba près de son visage.
-Nous devons continuer le combat pour l'humanité, cracha un haut parleur.
Patrick n'en entendit pas plus, son poing se détendit, la fiole glissa sur le tapis de boue, sans bruit.

T.GATINET SEPTEMBRE/OCTOBRE 95

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